Manger pour vivre, manger pour grandir, mange ça te fera du bien, tu devrais manger plus, tu devrais manger moins, tu devrais manger mieux, c’est de la nourriture, pas de l’amour, j’ai trop mangé, j’ai encore faim, y a rien à manger, faut faire les courses, t’as préparé le repas, il n’y aura jamais assez, ça en fait des restes, finis ton assiette, y a rien de végé, on mange quoi ? À lire ces quelques lignes, l’angoisse nous prend, et remonte jusqu’à la gorge. On s’y retrouve, on se reconnaît : ces phrases alimentent nos quotidiens respectifs. Tous les jours : manger – et trois fois dans la journée. Tous les jours, inlassablement, y penser.
Mais c’est quoi, manger ? Au-delà de l’impératif physiologique, qui pose l’alimentation comme condition de vie et de survie, quels sont les nombreux sujets soulevés par l’alimentation ? Entre cause et symptôme, “manger” est une notion au carrefour de différents domaines et enjeux, dont nous tâcherons ici de faire un récit.
Papa, maman, mes ami·es et monsieur le président : j’ai faim
ou la faim ré-incarnée, bienvenue en précarité !
En France, de plus en plus de ventres se mettent à gronder. Ces souffrances invisibles touchent près de 37% des français·es, et sont en augmentation constante depuis plusieurs années. Entre 2015 et 2023[1], le nombre de personnes en précarité alimentaire a été multiplié par trois[2] passant de 11% à 37%. Pour enfoncer une porte grande ouverte, nous pouvons désigner comme en partie responsable l’inflation subie par les français·es. Avec une augmentation de 15% sur un an des produits de grande distribution[3] , il n’est pas surprenant que la précarité alimentaire prenne son envol et touche de plus en plus de personnes. Mais elle n’est pas l’unique cause, ni elle ni l’augmentation des autres coûts (le coût énergétique, par exemple). D’autres facteurs, plus systémiques, en sont à l’origine : en matière d’économie, il n’y a guère de place laissée au hasard, et nous devons envisager la question alimentaire comme l’illustration d’une société profondément classiste. L’incarnation de la précarité alimentaire est en évolution, croissante où que nos yeux se posent, multiple, témoin de cette déplorable « folie des Hommes ».
Pendant le confinement de 2021, une pluie médiatique s’était abattue sur la précarité alimentaire étudiante, les images montraient une réalité partagée par près de 50% des étudiant·es : faire la queue pour bénéficier de la distribution alimentaire[4]. Ces images ont bousculé les français·es pour différentes raisons. La première consistait en une surprise partagée : nous ne nous rendions pas compte. Les choses tendent à ne pas exister lorsqu’elles sont dans la rue, et à ne prendre la lumière qu’une fois diffusées sur nos écrans magiques. En découlait alors une deuxième : l’empathie, car, par une habile pirouette identitaire, il semble plus simple de s’identifier à ce qui nous ressemble et nous est géographiquement proche. La troisième raison se situerait à un autre endroit : le malaise. Nos livres d’Histoire nous ont habitué·es à une certaine image de la faim, à une certaine représentation – lesquelles n’échappent ni à la véracité ni à l’horreur – qui permettaient de dire “C’est triste” puis, dans un second temps béni des consciences européennes :“C’est loin”. Confinement 2021, les congolais·es souffrent de la fermeture des frontières qui influence directement et leurs cultures et leurs assiettes, la précarité alimentaire élit domicile aussi en France, et dans des proportions que l’on ne peut plus dissimuler. Pourquoi lever le voile ? Parce que ce nouveau public de la distribution alimentaire est composé de jeunes en études supérieures, majoritairement blancs et blanches, qui affrontent l’impossible satisfaction d’un de leur besoin les plus primaire. Malaise général en milieu bourgeois : “nos” enfants ont faim. L’incarnation de la précarité alimentaire s’est révélée au grand public comme multiple et diversifiée.
Cette question de l’incarnation de la faim, ou plus généralement de la précarité d’ailleurs, interroge des notions systémiques profondément enracinées. Le précariat a ses habitué·es, ses visages (précariat racisé, à la rue, en situation d’irrégularité). Il eut été judicieux de ne pas attendre que le précariat change de visage pour se décider à le combattre.
→ Il semble presqu’inutile de rappeler à ce stade que la précarité alimentaire est un sujet qui soulève aussi les rapports “Nord-Sud” à l’échelle mondiale, les rapports de dépendance, le contrôle des récoltes, la main-mise de requins extérieurs sur leurs terre[5]. Impossible et impensable avec ces clefs de lecture de tenter d’établir une comparaison des précarités alimentaires. La hausse de la précarité alimentaire en France métropolitaine ne saurait invisibiliser celles et ceux qui depuis des décennies en font la triste expérience[6]. Rien ne doit être occulté. Parlons seulement d’une multiplication des visages du précariat alimentaire.
Que fait l’État ?
L’État français, dans la démocratie plus que chancelante que nous connaissons aujourd’hui, participe (aux côtés des grands médias) de la diffusion d’un imaginaire des affamé·es et des leviers d’action, notamment par délégation : en déléguant aux associations, aux collectifs, l’État se décharge de ses responsabilités. Roi dans les fausses bonnes idées, c’est un état qui délègue l’assistance à personne en souffrance. Aujourd’hui, ce sont les associations qui prennent à leur charge la distribution alimentaire, parce que si les visages de la précarité alimentaire se multiplient, les “solutions”, elles, demeurent les mêmes : associations, collectifs, organisations citoyennes. Les banques alimentaires, reliées aux collectivités territoriales, ne simplifient guère l’accès à cette aide sociale, par ailleurs insuffisante et servant aussi les intérêts de la grande distribution[7]. De la même manière, le « déblocage par l’État » de 156 millions d’euros en 2023[8] n’est pas une victoire, tout juste du camouflage : si la “générosité” des industriels-donateurs est notable, il n’en demeure pas moins que l’État laisse faire et n’investit ni l’argent public ni les sphères juridiques pour sévèrement légiférer sur l’accessibilité alimentaire. Il semblerait au contraire que l’État se tue à la tâche de jeter un voile pudique sur cette question brûlante qui déborde des classes précaires – ou précarisées.
Ce laisser-faire de l’État, définition même d’un système capitaliste ultra-libéral, créé les conditions de développement de tout un imaginaire alimentaire, incarné par la grande distribution et ses soldats. Et ça, c’est pour le prochain épisode !
[1]NDDL : toute ressemblance temporelle avec les mandats de E. Macron sont fortuites
[2]Observatoire des vulnérabilités, https://www.nestle.fr/la-fondation-nestle-france/observatoire-des-vulnerabilites-alimentaires / CREDOC : https://www.credoc.fr/publications/en-forte-hausse-la-precarite-alimentaire-sajoute-a-dautres-fragilites
[3]Insee, https://www.insee.fr/fr/statistiques/745340https://www.insee.fr/fr/statistiques/7453408
[4] IFOP et Cop1, étude : https://www.ifop.com/publication/inflation-et-precarite-quelle-realite-pour-les-etudiants-en-france/ et https://cop1.fr/wp-content/uploads/2023/03/Enquete-annuelle-de-Cop1-sur-les-etudiantes-et-etudiants-en-situation-de-precarite-2022-1.pdf)
[5]Par exemple : https://www.monde-diplomatique.fr/2009/02/GERARD/16793
[6]https://www.plan-international.fr/actualites/les-pays-les-plus-touches-par-une-crise-alimentaire/
[7]« Encore des patates ? Pour une sécurité sociale de l’alimentation », https://www.civam.org/ressources/reseau-civam/type-de-document/magazine-presse/bande-dessinee-encore-des-patates-pour-une-securite-sociale-de-lalimentation/
[8]https://solidarites.gouv.fr/une-mobilisation-sans-precedent-pour-laide-alimentaire-letat-debloque-156-millions-deuros-pour-les