La faim justifie-t-elle les moyens ? E2

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Les effets de l’aide alimentaire sur les étudiant·es : une violence sociale silencieuse

Dans le premier volet de cette série d’articles, nous avons décrit les conditions dans lesquelles s’est instauré un système d’aide alimentaire auprès des étudiant·es précaires. Ce second article s’intéresse maintenant à la manière dont ces jeunes vivent ce recours. En rendant compte de la violence sociale et symbolique qu’induit l’accès à l’aide alimentaire, il s’agit de questionner la légitimité d’un dispositif qui, tout en prétendant compenser les effets de la pauvreté, peut parfois y contribuer et les renforcer.

Quémander ses droits, une violence symbolique

Avant même de bénéficier d’une aide alimentaire, les étudiant·es sont souvent contraint·es de prouver la légitimité de leur demande. Ce que le sociologue Serge Paugam appelle « l’injonction à la biographie »1 : pour faire valoir son droit à l’alimentation, il faut livrer des éléments intimes de son parcours, justifier d’une pauvreté, du caractère « méritant » du recours aux aides et, ainsi, s’exposer au jugement. Cette exposition crée une relation asymétrique entre les professionnel·les de l’action sociale et les ayants-droits, laquelle produit une forme de stigmatisation intériorisée. Être aidé·e, c’est alors être perçu·e – et se percevoir – comme un·e « anormal·e » du monde social, un·e exclu·e.

Ce phénomène participe à ce que Paugam appelle une « disqualification sociale », un processus par lequel les individu·es aidé·es intériorisent une identité négative fondée sur leur mise à l’écart économique et sociale2. Loin d’être neutre, cette relation d’aide peut donc produire différentes vulnérabilités.

Des pratiques administratives dissuasives

Les démarches administratives à effectuer pour obtenir une aide sont souvent longues, complexes et symboliquement coûteuses. Il faut produire des justificatifs, répondre à des critères variables, répéter les mêmes informations à différent·es interlocuteur·rices. Pour nombre d’étudiant·es, cela s’apparente à un périple épuisant, qui provoque une usure morale.

Ces procédures contribuent également à un sentiment de dévalorisation, d’autant plus fort que les institutions, en traitant les bénéficiaires comme des cas particuliers à gérer, entretiennent l’idée d’une individualisation des responsabilités. Le sociologue Vincent Dubois, en étudiant les pratiques des guichets sociaux, montre que l’accueil des publics précaires repose souvent sur des logiques d’évaluation morale, où l’on jauge la sincérité, la bonne volonté ou « l’effort consenti par la personne pauvre »3. Le droit à l’aide se transforme alors en « faveur » conditionnelle, accordée sous réserve d’un comportement conforme aux attentes implicites des institutions.

Des effets psychosociaux durables

Cette dynamique produit une série d’effets psychologiques et sociaux sur les bénéficiaires. Nombre d’étudiant·es que j’ai pu interroger lors de mon enquête disent se sentir infantilisé·es, dépossédé·es de leur autonomie, ou encore honteux·ses de devoir recourir à des colis alimentaires. L’aide alimentaire, censée réparer une injustice matérielle, devient alors elle-même source d’injustices symboliques.

D’autant que le contenu même des aides – des produits standardisés, souvent issus des invendus de la grande distribution – renvoie une image dévalorisante du bénéficiaire. Manger ce que les autres ont refusé, c’est intégrer la hiérarchie sociale jusque dans son assiette.

Un système inadapté à la diversité des besoins

À l’échelle nationale, en 2020, le Comité national de coordination de la lutte contre la précarité alimentaire (COCOLUPA) estimait que près de 7 millions de personnes avaient recours à l’aide alimentaire en France. La situation s’est encore détériorée depuis. Selon les données du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), la part de la population confrontée à la précarité alimentaire est passée de 12% à 16% entre l’été et l’automne 2022. En d’autres termes, près d’un Français sur six ne parvient pas aujourd’hui à se nourrir de façon satisfaisante. Les étudiant·es ne représentent qu’une part de cette population, mais leur précarité croissante les rend particulièrement vulnérables aux effets pervers de ce système.

Enfin, les profils sociologiques des bénéficiaires sont de plus en plus diversifiés, mais les dispositifs restent souvent conçus selon une logique uniforme, centrée sur l’urgence, et peu adaptée à la variété des besoins. Cette standardisation contribue à accentuer la marginalité de certain·es étudiant·es, notamment étranger·es, isolé·es, ou issu·es de familles populaires.

Dans le troisième et dernier volet de cette série, fort·es des constats établis, nous nous demanderons en quoi l’aide alimentaire, en l’état actuel, constitue un impensé démocratique. Nous interrogerons la possibilité de redéfinir collectivement ce que pourrait être une politique publique de l’alimentation juste et émancipatrice.

1 Paugam, Serge. (1991). La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté. Paris : PUF.

2 Idem

3 Dubois, Vincent. (1999). La vie au guichet : Relation administrative et traitement de la misère. Paris : Economica.

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