La faim justifie-t-elle les moyens ? E3
Dernier volet de notre enquête : plongez dans les parcours de celles et ceux qui, derrière les chiffres de la précarité étudiante, inventent chaque jour des stratégies de survie et de résistance.
Dans nos précédents articles, nous avons exposé les réalités souvent invisibles que vivent les étudiant·es bénéficiaires d’aides alimentaires : invisibilité sociale, violences symboliques, précarisation accentuée par les crises successives. Ces réalités révèlent une limite structurelle de notre modèle d’assistance alimentaire, qui repose sur des logiques de secours ponctuel, de ciblage, et de conditionnalité. Si ce système permet, à court terme, de répondre à des urgences vitales, il entretient une forme de dépendance et perpétue une hiérarchie implicite entre les « aidant·es » et les « aidé·es »1. Pourtant, d’autres voies sont possibles : celles d’un droit effectif à l’alimentation, porté par des dispositifs plus justes, universels et démocratiques. Ce troisième volet explore les alternatives émergentes, en s’appuyant sur les expérimentations locales, les initiatives citoyennes et les propositions politiques en construction.
Sortir de l’urgence : vers une sécurité sociale de l’alimentation
La proposition la plus ambitieuse, portée notamment par le Réseau de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA), s’inspire directement du modèle de sécurité sociale mis en place à la Libération : un système universel fondé sur le droit, la solidarité et la cotisation. Le principe est simple : garantir à chacun·e un accès libre à une alimentation choisie, saine, durable et culturellement acceptable, via une allocation mensuelle en monnaie dédiée utilisable auprès de structures conventionnées (producteurs, épiceries, restaurants, AMAP…)2.
Loin d’être un dispositif réservé aux personnes en situation de pauvreté, cette allocation serait ouverte à tous et toutes, avec une contribution proportionnelle aux revenus. Elle remettrait profondément en cause la logique de l’aide alimentaire actuelle, en passant d’un système d’assistance à un système de protection sociale. Elle permettrait également une relocalisation de l’alimentation, en soutenant les filières agricoles bio par exemple, en lien direct avec les producteurs locaux, rémunérés dignement, tout cela selon des conventions collectivement définies3.
Bien qu’encore en phase expérimentale, des projets-pilotes ont vu le jour à Montpellier, Rennes, Bordeaux ou encore dans le bassin minier du Pas-de-Calais. Ces expérimentations mettent à l’épreuve les modalités de cotisation, de gouvernance locale, de définition des produits éligibles. Elles posent aussi une question cruciale : celle de la légitimité démocratique à décider collectivement de ce que nous mangeons.
Reprendre la main : la démocratie alimentaire en pratique
La démocratie alimentaire désigne une organisation du système alimentaire fondée sur la participation active des citoyen·nes, depuis la production jusqu’à la consommation. Elle dépasse la seule question du « bien manger » pour poser des enjeux structurels : souveraineté alimentaire, respect de l’environnement, justice sociale, réel choix de sa consommation, etc. Dans cette perspective, l’alimentation devient un levier d’émancipation et non plus un simple domaine d’intervention sociale.
Certaines villes expérimentent déjà ces formes de gouvernance partagée. À Mouans-Sartoux par exemple (Alpes-Maritimes), la régie municipale agricole alimente en bio les cantines scolaires, tandis que les habitant·es participent à l’élaboration du Projet Alimentaire Territorial (PAT) dans une logique d’assemblée citoyenne3. Ces initiatives montrent que la démocratie alimentaire ne se décrète pas : elle se construit dans les territoires, à travers une lente réappropriation collective des politiques alimentaires.
Penser l’alimentation comme un droit
Le droit à l’alimentation est reconnu par les Nations Unies depuis 1948. Il implique non seulement de pouvoir se nourrir en quantité suffisante, mais aussi dans des conditions qui respectent la dignité, la culture et la santé des personnes4. Ce droit reste largement théorique en France, alors que des millions de personnes – parmi lesquelles de nombreux·ses étudiant·es – doivent compter sur des dispositifs caritatifs pour manger.
Reconnaître ce droit impose de le sortir de la sphère morale ou humanitaire, pour en faire un droit opposable, avec des obligations de moyens et de résultats pour les pouvoirs publics. Cela signifie alors de garantir un revenu suffisant pour se nourrir dignement (revalorisation des bourses étudiantes, RSA pour les moins de 25 ans), développer des outils de régulation des prix alimentaires, mais aussi lutter contre les déserts alimentaires en investissant dans les commerces de proximité, les circuits courts, les transports et la restauration collective de qualité.
Les épiceries sociales et solidaires, les restaurants associatifs, les groupements d’achats autogérés témoignent d’un foisonnement d’initiatives concrètes qui visent à redonner du pouvoir d’agir aux personnes concernées. Dans certains cas, les bénéficiaires deviennent ellles·eux-mêmes les acteur·rices de la gouvernance des structures, comme dans les projets d’alimentation coopérative ou les conseils citoyens de l’alimentation. Ces démarches invitent à sortir d’un modèle vertical et compassionnel, pour construire une relation horizontale et politique à la question alimentaire
Conclusion : pour une transformation systémique
Loin d’être des utopies abstraites, ces alternatives reposent sur une critique fondée du modèle actuel et sur des expérimentations concrètes, déjà en cours dans plusieurs territoires. Elles partagent une ambition commune : dépasser le traitement charitable de la précarité alimentaire, pour construire un droit effectif à l’alimentation, fondé sur la participation, la solidarité, et la justice sociale.
Face à une précarisation inédite des étudiant·es, révélée et accentuée par la crise sanitaire, il est urgent de repenser nos modes d’intervention. Non pas en ajoutant de nouvelles rustines à un système à bout de souffle, mais en construisant un autre cadre de pensée, de gouvernance et de solidarité. L’aide alimentaire, en tant que réponse courtermiste, ne peut être qu’une étape transitoire. L’enjeu, désormais, est de reconnaître chaque personne non comme une bénéficiaire conditionnelle, mais comme un sujet de droit, capable de choisir, d’agir, et de décider de ce qu’elle mange. Manger, oui, demeure un acte politique.
Sources
- Paugam, S. (1991). La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté. Paris : PUF.
- Réseau SSA. (2023). Manifeste pour une sécurité sociale de l’alimentation. Disponible sur : https://securitesocialealimentation.org
- Commune de Mouans-Sartoux. (2020). Projet alimentaire territorial : une démarche citoyenne.
- FAO. (2004). Le droit à l’alimentation : guide à l’usage des gouvernements. Rome.
Liens vers les précédents articles :
- La faim justifie-t-elle les moyens ? E1: https://bioconsomacteurs.org/articles/societe/la-faim-justifie-t-elle-les-moyens/
- La faim justifie-t-elle les moyens ? E2 : https://bioconsomacteurs.org/articles/societe/la-faim-justifie-t-elle-les-moyens-e2/