Témoignage de Julien Lucy : à quoi ressemble la vie d’un maraicher bio engagé ?

Peux-tu nous raconter comment tu es devenu maraîcher bio ?

Après avoir été en master de philosophie politique à la Sorbonne et travaillé pour la mairie de Paris, je suis parti avec huit autres compagnons, à l’occasion du mouvement des indignés, sur les routes, en quête de sens et de cohérence. Nous avons passé un an dans les Landes aux « jardins de Sillac », puis pour deux d’entre nous, nous nous sommes formés en passant un BPREA (Brevet Professionnel Responsable d’exploitation agricole en productions animales ou horticoles) en Dordogne pour devenir maraîchers bio.
Avec mon épouse, nous avons rencontré Régine et Dominique sur la ferme de la Gravelle en Charente maritime où il y avait déjà plusieurs activités et plusieurs personnes installées (camping et gîtes accueil paysan, paysan boulanger, élevage de brebis, céréales…). Nous avons eu un coup de cœur pour le lieu et pour nos hôtes, et nous avons alors décidé de nous installer en maraîchage bio sur le site. 
Nous nous sommes rapidement investis dans des réseaux qui font sens pour nous comme Bio consom’acteurs, WWOOF FRANCE ou le réseau des agriculteurs bio (GAB, FRAB, FNAB).

Quel est ton quotidien ? Comment se passe la vie quotidienne d’un maraîcher bio ?

Il n’y a pas vraiment de quotidien type pour un maraîcher bio.  Selon son type d’installation, son intégration au territoire et aux dynamiques de réseaux, en fonction de ses choix de débouchés (part de la vente directe), en fonction de sa surface, de sa mécanisation et de ses choix culturaux et d’approvisionnement, son quotidien pourra varier sensiblement.
Nous concernant, nous avons choisi de travailler sur une petite surface sans paillage plastique avec la production de 42 légumes différents sur l’année, en faisant nos propres plants, et notre propre terreau.  Nous avons opté pour des pratiques proches de la permaculture et du maraîchage sur sol vivant là où nous le pouvions. Notre installation a bénéficié des aides et nous n’avons pas pu, ni choisi, d’investir de manière importante dans la mécanisation. Nous avons créé un groupement de maraîchers afin de se doter collectivement d’outils pour les partager, et d’aller vers une commercialisation commune auprès des cantines scolaires et sur les marchés. Nous avons la chance de pouvoir utiliser la paille, le foin et de l’amendement issu des autres activités de la ferme, ce qui nous permet de ne rien importer et d’être autonomes.
Mon quotidien change en fonction des saisons. Le printemps est le moment le plus crucial où il faut jongler entre les temps de vente (4 demies journées), la récolte, l’entretien des cultures en place et surtout la préparation de la saison estivale. L’été, nos choix de débouchés font que cinq demies -journées minimum sont déjà prises par la vente. Le reste du temps se divise entre la récolte et la préparation de l’automne. Notre quotidien est aussi bercé par l’engagement associatif fort que nous avons choisi d’avoir et par notre vie familiale assez intense avec nos trois jeunes enfants.

Peux-tu nous en dire plus sur les difficultés que tu rencontres ? Quel est le contexte pour les maraîchers bio ?

J’entame la sixième année de maraîchage et mon installation découle d’une volonté politique, éthique et philosophique, ainsi que d’une réelle  passion pour la culture de légumes bio. Si cela fait sens pour nous, pour les autres et pour l’environnement, nous nous questionnons aujourd’hui sur le temps que nous y consacrons, au regard du faible revenu que nous pouvons espérer.  Nous estimons qu’il est essentiel d’aller vers plus de résilience et d’autonomie à tout point de vue. Mais il faut prendre du temps pour se consacrer à cela, et nous sommes donc aujourd’hui contraints de questionner notre activité et notre projet de vie.
A notre échelle, en plus de cette problématique de temps et de revenu, nous sommes sur une zone protégée (et que nous participons à protéger d’ailleurs!) où la réglementation ne nous permet pas de rajouter de tunnels, ni donc d’envisager l’installation d’autres maraîchers avec nous comme nous l’aurions voulu.  Nous avons également cherché en vain un ou une associé.e et nous désirons aujourd’hui créer un village regroupant un ensemble d’activités agricoles et non agricoles. 
A mon sens, le contexte pour les maraîchers bio aujourd’hui est paradoxal et n’est pas aussi favorable que l’engouement pour la bio pourrait le laisser entendre.
D’un côté la demande est énorme, tout le monde veut des légumes bio et il suffit de s’organiser sur sa ferme et/ou collectivement pour avoir accès à presque tous les marchés, qu’ils soient publics ou privés. De plus, l’installation peut être aidée (dotation jeune agriculteur, par exemple) et beaucoup de collectivités poussent à l’installation, voire proposent d’embaucher directement. L’accueil local est le plus souvent (ce qui fut notre cas) chaleureux et bienveillant. Les maraîchers, pour peu qu’ils acceptent de fonctionner dans les réseaux qui les soutiennent, comme ceux que nous avons cités plus haut, peuvent également bénéficier d’appuis techniques, commerciaux, humains, moraux…

D’un autre côté, le revenu d’un maraîcher change radicalement en fonction de ses choix. Sur une petite surface, avec une production très diversifiée et un mode de commercialisation passionnant – mais très chronophage – comme c’est le cas pour nous, réussir à atteindre un revenu minimum n’est pas chose aisée. Si ce revenu minimum n’est pas facilement acquis, il n’est généralement encore moins lié au temps que les paysans bio y passe. Proportionnellement au temps passé (sans même compter les différentes aides dont pourraient bénéficier le maraîcher), le revenu ramené à l’heure est souvent ridiculement bas, loin de tous les critères habituels. Même si ces paramètres sont connus avant l’installation et ne remettent pas en question la détermination des maraîchers, il est difficile de ne pas y voir une situation injuste. Injuste car découlant à mon sens d’un écosystème sociétal mal adapté.
Mal adapté d’abord au niveau fiscal car les planchers de cotisations ne sont pas en adéquation avec le revenu type d’un maraîcher sur petite surface. Mal adapté aussi au niveau des aides, car le maraîcher sur petite surface ne bénéficiera pas d’aides significatives, tout en ayant une forte activité, là même où d’autres productions sur grandes surfaces et plus faible activité quotidienne bénéficieront d’aides importantes (liées à la surface). Cela amène d’ailleurs aux abus que nous connaissons. Mal adapté aussi car on ne peut demander de payer un prix plus élevé encore à des consommateurs (et même à des bio consom’acteurs) quand la justice sociale manque cruellement pour toutes et tous. En résumé, le système actuel ne permet pas aux maraîchers de demander une plus forte valorisation du prix, pour une meilleure adéquation avec la valeur de la production (pour une juste reconnaissance des service environnementaux rendus, par exemple). En ne se basant que sur le critère de surface, et en ayant des niveaux de cotisations souvent difficilement surmontables pour nombre de maraîchers, la situation actuelle les pousse vers une course contre le temps pour aller vers un minimum de rentabilité.
Les maraîchers qui ont alors fait le choix d’une plus grande surface, plus mécanisée, et de produire moins de variétés de légumes mais en plus grande quantité, avec moins de vente directe, s’en sortent souvent mieux, mais ça n’est pas vers ce modèle que nous avons décidé d’aller.

Tu nous as confié vouloir arrêter ton activité, peux-tu nous dire pourquoi ? 

Nous faisons le constat que le monde va droit dans le mur et que nous accélérons encore. Alors même que le GIEC en 2018 annonçait qu’il restait deux ans pour lancer les grandes actions nécessairement radicales de la décennie à venir sans quoi il n’y aurait pas de point de retour, forcé de constaté que malgré la forte mobilisation, absolument rien a changé. Pire, nous n’avons jamais autant utilisé de pesticides, jamais autant pollué et jamais autant engraissé les multinationales responsables de ce massacre.
Bien sûr, il n’est pas trop tard pour agir. La lutte politique fait sens et nous y prenons part activement mais nous pensons qu’il  est aussi temps de créer les mondes résilients de demain dès aujourd’hui et avant que nous atteignions le mur avec ou sans airbag.
Nous pensons ainsi que notre seule activité de maraîchage est à la fois trop dépendante du système que nous dénonçons et à la fois trop chronophage pour créer les conditions du futur que nous espérons laisser à nos enfants. Bien sûr le maraîchage bio fait sens vis a vis du climat et bien sûr c’est une démarche que nous soutenons et à laquelle nous croyons mais nous ne nous sentons pas capables d’à la fois créer un lieu résilient à tout point de vue faisant office d’alternative crédible et de refuge potentiel tout en continuant notre activité sous la forme actuelle.
Nous souhaitons donc continuer à faire du maraîchage bio  mais arrêter la manière dont nous le pratiquons aujourd’hui afin de créer un village dans lequel nous pourrons imaginer, créer et vivre le monde que nous souhaitons.

Que pourraient faire les bio consom’acteurs pour soutenir les maraîchers bio ?

Les bio consom’acteurs ont déjà un rôle essentiel, c’est par leur dynamisme, leur fidélité et leur soutien que la plupart des maraîchers en difficultés ou non se battent pour se lever le matin. Ce lien est essentiel et précieux. 
Ceci étant dit, nous vivons une période dans laquelle les incertitudes, les difficultés et les injustices vont croissantes dans un contexte général de sentiment d’effondrement proche. Les bioconsom’acteurs comme les paysans bio ont intérêt à se retrouver pour penser dès maintenant comment imaginer la suite par des moyens nouveaux, participatifs, non dépendants du système politique ou financiers ou en mettant en œuvre de véritable politique de soutien. A mon sens, l’une des choses que nous pouvons faire pour soutenir les maraîchers bio, c’est participer massivement aux réflexions et aux alternatives foisonnantes que le monde associatif  et militant mettent en mouvement particulièrement depuis quelques mois. C’est repenser nos interactions, créer des oasis, des lieux différents, résilients, c’est soutenir des initiatives comme le paiement pour service environnemental, le revenu universel ou tout autres avancées potentielles qui aideraient à atterrir plus en douceur que ce qui nous attend inévitablement aujourd’hui si rien ne change. Et aujourd’hui, rien ne change.
 

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