Ces freins qui nous empêchent d’agir

Depuis des décennies, la communauté scientifique ne cesse de tirer la sonnette d’alarme sur la crise climatique. Les rapports, études et recommandations se succèdent, soulignant l’urgence d’agir. Pourtant, les actions concrètes tardent à se généraliser, malgré la prise de conscience croissante. Pourquoi cette inaction persistante ? Alors que l’information sur les enjeux environnementaux est désormais largement accessible, certaines barrières, plus profondes et souvent négligées, continuent de nous empêcher de réagir de manière adéquate.

 

Une information accessible mais inégalement répartie

L’accès à l’information sur les enjeux environnementaux s’est considérablement amélioré grâce à  internet et la mobilisation des organisations et des citoyen·nes. Aujourd’hui, il est possible de s’informer facilement grâce à la vulgarisation scientifique et aux multiples campagnes de sensibilisation. Cependant, cet accès à l’information est encore loin d’être universel.

Les inégalités sociales, économiques et géographiques influencent considérablement la capacité des individus à s’informer. Les populations vivant dans la précarité sont les plus touchées par la crise climatique, mais sont également celles qui ont le moins accès à l’information. Cette fracture numérique, exacerbée par les inégalités sociales, économiques et géographiques, renforce la disparité dans la prise de conscience et, par extension, dans l’action environnementale. Remarquons également que les personnes en situation de précarité et/ou souffrant d’isolement social ou géographique, n’ont pas tout à fait la même marge de manœuvre en terme d’action politique. Si ce constat déçoit, il n’en reste pas moins vérifiable : la lutte (environnementale, sociale, tout à la fois) se révèle parfois être un luxe. Premières cibles de l’inégal accès à l’information, les personnes précaires  sont aussi maîtrisées par une passivité contrainte.   

 

Les freins psychologiques : comprendre pour mieux agir

Même lorsque l’information est disponible, d’autres obstacles, plus insidieux, viennent bloquer le passage à l’action. Ces freins psychologiques, bien que communs, sont rarement discutés en dehors des cercles spécialisés.

Le concept d’impuissance

De nombreuses personnes ressentent une profonde impuissance face à l’ampleur de la crise climatique. Ce sentiment, partagé par une grande partie de la population, conduit à la paralysie. Convaincu·es que les actions, individuelles aussi bien que collectives, sont insignifiantes, iels préfèrent rester passif·ves, pensant que le problème est trop vaste pour être endigué.

Le concept d’intraitabilité

L’idée que les dérèglements environnementaux sont intraitables renforce ce sentiment d’impuissance. L’urgence climatique semble trop complexe pour être abordée individuellement, cadre peu propice aux efforts personnels ou collectifs.

Le concept d’inertie

L’inertie, cette tendance à ne pas vouloir changer ses habitudes, constitue un autre frein majeur. Face aux dérèglements climatiques, certaines personnes ne parviennent pas à trouver la motivation nécessaire pour adapter leurs comportements, restant ainsi dans un état d’inaction prolongée.

Ce blocage est souvent renforcé par des biais cognitifs, tels que le biais de confirmation – notre tendance à privilégier les informations qui confirment nos croyances existantes – jouent un rôle crucial dans notre inaction climatique. Ainsi, même face à des preuves solides de l’urgence climatique, nous pouvons minimiser l’importance des actions à entreprendre si ces informations ne correspondent pas à notre vision du monde.(1) De plus, notre perception du risque est souvent déformée : nous avons tendance à nous concentrer sur les dangers immédiats et tangibles, en sous-estimant les menaces à long terme.

 

La responsabilité individuelle, une sentence à contre-sens

On remarque un autre biais qui fait obstacle à nos actions, c’est celui de la culpabilité. Tenu·es pour seul.es responsables des dérèglements et effondrements climatiques, les individu·es sont en permanence culpabilisé·es, dans les discours quotidiens et politiques, si bien qu’iels en viennent à se flageller et à se détourner des pouvoirs décisionnaires sur lesquels il faudrait appuyer, estimant être les seul·es à pouvoir « changer les choses » (2) ! Pendant ce temps, les multinationales, les Total, Amazon, Lafarge, les Aqualands et autres parcs écocides, les méga-projets et méga-évènements continuent de menacer et d’appauvrir l’environnement et son écosystème. Les plus grands responsables, souvent proches des gouvernements successifs, sont ainsi écartés aux dépends d’une société civile accablée.  La responsabilité individuelle réside en ce que nous pouvons faire à notre échelle, en fonction de nos revenus économiques et de nos capitaux culturels. La notion de culpabilité renforce ce sentiment de responsabilité. Elle est assimilée dès l’âge de 3 ans, et se révèle être une démarche périlleuse lorsqu’elle est mal dirigée – et mal digérée. Les travaux de June Price Tangney, chercheuse et professeure de psychologie vont dans le sens d’une culpabilité performative, qu’elle oppose au sentiment de honte par exemple. La culpabilité peut s’avérer un moteur dans les modifications comportementales des individu·es. Mais poussée trop loin, la culpabilité peut se transformer en inertie. À ce titre, le philosophe australien Glenn Albrecht la tient pour en partie responsable de l’éco-anxiété. Cette dernière serait selon lui l’expression d’un refoulement de la culpabilité, et adopterait une forme psychosomatique. Enfin, une culpabilité trop forte et sur laquelle nous ne pouvons que trop peu agir risque d’entraîner un mécanisme psychologique appelé rétroactance. Une explication de ce phénomène nous vient de Jack Williams Brehm, un psychologue américain, et consiste en un maintien, bec et ongles, d’une liberté que l’on sent nous échapper. Appliqué à l’écologie, on pourrait l’expliquer en ces termes : un individu qui prend conscience des enjeux de la crise climatique va culpabiliser. Cette culpabilité, violemment appuyée par des campagnes de communications et des discours politiques, va venir menacer la liberté de l’individu, qui va donc surenchérir dans l’inaction, ou pire l’encontre, pour défendre une liberté compromise.
 

Quand notre cerveau sabote nos bonnes intentions

Les sciences cognitives montrent que l’écart entre nos intentions et nos actions réelles peut être attribué à divers biais cognitifs. Mélusine Boon-Falleur, doctorante en sciences cognitives à l’ENS Paris, donne pour exemple l‘ignorance pluraliste : chacun·e pense, en privé, qu’un changement est nécessaire, mais personne n’ose l’exprimer publiquement par crainte du jugement des autres. (3) Ce silence collectif contribue à maintenir le statu quo, malgré un accord tacite sur la nécessité d’agir.

Un autre frein majeur est notre difficulté à concevoir et comprendre les grands chiffres. Par exemple, nous pouvons comprendre qu’un vol en avion émet une quantité importante de CO2, mais nous peinons à saisir l’ampleur de cette pollution comparée aux petits gestes du quotidien, comme le recyclage ou l’utilisation d’une gourde. Coralie Chevallier, chercheuse en sciences cognitives à l’Inserm, souligne que cette ignorance des ordres de grandeur peut nous amener à surestimer l’impact de nos petites actions et à sous-estimer l’importance des changements systémiques nécessaires. (4)

L’impatience, également, est un obstacle majeur : il est difficile de consentir à des sacrifices aujourd’hui pour des bénéfices que nous ne verrons que bien plus tard.

Paradoxalement, la culpabilité (cf ci-dessus) peut aussi être à la fois un frein et un moteur. Elle peut pousser certaines personnes à agir, mais elle peut aussi conduire à un découragement si l’on a l’impression que nos efforts individuels ne sont pas à la hauteur des enjeux.

 

Syndrome de l’autruche et déni comme mécanismes de défense

Georges Marshall, cofondateur de l’ONG Climate Outreach, parle du « syndrome de l’autruche » pour décrire notre incapacité à affronter les dangers invisibles ou lointains.  Le changement climatique, souvent perçu comme une menace abstraite, ne suscite pas la même urgence que des dangers immédiats, notamment parce que ses impacts les plus sévères sont éloignés des populations occidentales. De plus, le déni est un mécanisme courant où certaines personnes minimisent la gravité du problème pour maintenir un équilibre mental, contribuant à l’inaction collective.

 

L’éco-anxiété : une inquiétude de plus en plus partagée

L’éco-anxiété, ou solastalgie, est une forme d’anxiété liée à la dégradation de l’environnement. Bien que ce ne soit pas encore un diagnostic médicalement reconnu, de plus en plus de personnes se disent paralysées par cette inquiétude. L’éco-anxiété peut entraîner des symptômes tels que des crises de panique, des pensées obsessives ou de l’insomnie. Paradoxalement, cette angoisse peut soit pousser à l’action, soit, au contraire, conduire à l’immobilisme.

Selon le rapport annuel du Conseil économique, social et environnemental (CESE), huit Français sur dix se disent inquiets face au changement climatique (5). L’impact de cette inquiétude est non seulement global, mais aussi personnel, avec 64% des Français préoccupés par les conséquences du dérèglement climatique sur eux-mêmes et leurs familles. Cette inquiétude a pris une telle ampleur que l’éco-anxiété est devenue la troisième cause de mal-être en France, juste derrière le manque de temps et d’argent. Elle affecte particulièrement les jeunes : plus d’un Français sur deux, âgé de 16 à 25 ans, se dit « très » ou « extrêmement inquiet » de la crise climatique, et 35 % affirment que cela a un impact négatif sur leur vie quotidienne. Ce sentiment d’anxiété face à l’avenir est aggravé par la perception que les gouvernements ne prennent pas assez de mesures.

Surmonter ces freins : vers une mobilisation collective

Ces freins psychologiques ne sont pas insurmontables. Il est crucial d’identifier des leviers pour contourner ces obstacles et encourager l’action. Par exemple, rendre la menace plus concrète et personnelle peut aider à mobiliser davantage de personnes. Le sentiment d’appartenance à une communauté qui agit pour un même but peut transformer les comportements, comme l’illustre Aurore Grandin, chercheuse en sciences cognitives à l’ENS : « lorsqu’un effort est suffisamment partagé par le collectif pour qu’il devienne une norme sociale, cela conditionne aussi nos comportements individuels ». (6)
« Si les autres ne font rien, ça ne sert à rien que moi je fasse quelque chose »
Cette phrase résume bien un autre frein majeur à l’action. Nous avons tendance à nous déresponsabiliser en pensant que la responsabilité incombe aux autres : les politiques, les grandes entreprises, etc. Ce renvoi de la balle est une excuse fréquente qui empêche de prendre des mesures à notre échelle, alimentant ainsi l’inaction collective.

Image tirée de la BD « Petite réflexion sur l’engagement citoyen » de Romane Thieffry, en collaboration avec As Bean et Refresh

En revanche, il ne faut pas sous-estimer l’importance des changements systémiques. Si des actions individuelles sont nécessaires, elles ne suffiront pas à elles seules. Il est crucial que les gouvernements, les entreprises et les institutions prennent des mesures ambitieuses pour créer un cadre propice à une action climatique efficace, accessible et soutenue. C’est en combinant des efforts individuels avec des réformes structurelles que nous pourrons réellement agir à la hauteur de l’effondrement climatique.

Les sciences cognitives offrent un éclairage précieux sur les mécanismes qui freinent notre engagement climatique. En comprenant mieux ces biais et en adaptant nos stratégies de communication et d’action, il est possible de surmonter ces obstacles et de mobiliser efficacement les individus et les collectivités. Le chemin est semé d’embûches, mais avec une approche consciente des défis cognitifs, nous pouvons espérer construire un nouveau récit collectif.

Par Marion Delnondedieu et Blanche Lafaurie

Sources :
(1) Tilt. « Biais cognitif et climat, comment dépasser nos freins », Mélusine Boon-Falleur. 8 janvier 2024. Disponible sur : https://www.tilt.fr/articles/biais-cognitifs-et-climat-comment-depasser-nos-freins-melusine-boon-falleur.

(2) https://www.tetrapak.com/fr-fr/insights/tetra-pak-index/index2019-overview/individual-responsibility-rising

(3) Idem (1)

(4) Reporterre. Climat : « La culpabilité peut être un moteur pour changer de comportement », entretien avec Coralie Chevallier, à l’occasion du colloque Dérèglement climatique – défi mondial, approches globales organisé par l’École normale supérieure (ENS) le 8 et 9 juillet 2019 à Paris. Disponible sur : https://reporterre.net/Climat-La-culpabilite-peut-etre-un-moteur-pour-changer-de-comportement.

(5) Institut français d’EMDR, « Chiffres clés sur l’éco-anxiété ». 14 décembre 2023. Disponible sur : https://www.ifemdr.fr/chiffres-cles-sur-leco-anxiete/

(6) Sciences et avenir. « L’inaction climatique expliquée par les neurosciences : pourquoi n’agissons-nous pas suffisamment ? », Camille Gaubert. 24 mars 2023. Disponible sur : https://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/l-inaction-climatique-expliquee-par-les-neurosciences-pourquoi-n-agissons-nous-pas-suffisamment_170176

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