Au royaume de la manipulation, la grande distribution est reine !
Manger pour vivre, manger pour grandir, mange ça te fera du bien, tu devrais manger plus, tu devrais manger moins, tu devrais manger mieux, c’est de la nourriture, pas de l’amour, j’ai trop mangé, j’ai encore faim, y a rien à manger, faut faire les courses, t’as préparé le repas, il n’y aura jamais assez, ça en fait des restes, finis ton assiette, y a rien de végé, on mange quoi ? À lire ces quelques lignes, l’angoisse nous prend, et remonte jusqu’à la gorge. On s’y retrouve, on se reconnaît : ces phrases alimentent nos quotidiens respectifs. Tous les jours : manger – et trois fois dans la journée. Tous les jours, inlassablement, y penser.
Mais c’est quoi, manger ? Au-delà de l’impératif physiologique, qui pose l’alimentation comme condition de vie et de survie, quels sont les nombreux sujets soulevés par l’alimentation ? Entre cause et symptôme, “manger” est une notion au carrefour de différents domaines et enjeux, dont nous tâcherons de faire un récit.
Dans cet épisode : celui de la grande distribution et de ce qu’elle incarne.
Ça rayonne
« On pourrait certainement écrire des récits de vie au travers des grandes surfaces commerciales fréquentées […] Si on excepte une catégorie restreinte de la population – habitants du centre de Paris et des grandes villes anciennes-, l’hypermarché est pour tout le monde un espace familier dont la pratique est incorporée à l’existence, mais dont on ne mesure pas l’importance sur notre relation aux autres, notre façon de « faire société » avec nos contemporains au XXIème siècle. »
Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour
Cet ouvrage d’Annie Ernaux est entre le journal intime, avec des entrées datées, l’usage du « je », la simplicité dans l’écriture, et le reportage sociologique : analyses poussées des rapports de classe et des liens de consommation en tout genre. Dans ces brefs récits, l’autrice rompt avec l’imaginaire habituel des centres commerciaux, dépasse les vitrines à lécher et extrait une bouffée d’oxygène de cette corvée courante. Tout au long du livre, elle s’accompagne de son lecteur ou de sa lectrice, et l’emmène dans ses déambulations. Alimentation, produits Bio, caisses automatiques, espace librairie, papeterie et fournitures scolaires, Annie Ernaux nous promène dans ce quotidien partagé presque devenu un langage occidental. Dialogues et rencontres classées sans suite s’entremêlent sous un éclairage de néons blancs. Elle peint brièvement l’évolution de cet Auchan, son Auchan, du parking qui devient payant, de l’automatisation des services, sans se départir de ce qui caractérise son œuvre : la critique sociale qui rencontre l’intimité. Ainsi ces vies mélangées trouvent un espace dans l’ouvrage d’Annie Ernaux, qui parvient à faire jaillir du beau, du doux, de ce que les bourgeois.es s’entendent à mépriser.
Des années plus tard, sous un format différent, Sophie Marie Larrouy nous embarque elle aussi dans ses errances en supermarché : elle produit la série « À la recherche du thon à la catalane », des podcasts de méditation pour faire ses courses sans succomber à l’anxiété. Ces audios marrants et cyniques, qui mélangent asmr, confidences, chansons parodiées et critiques de la consommation tentent de calmer l’angoisse que peuvent représenter les grandes surfaces.
Cette angoisse est liée tout à fois aux flux intarissables qui se croisent, à l’absence de lumière naturelle, aux choix -forcément politiques -de consommation auxquels nous sommes confronté.es, à la démultiplication des produits proposés, aux MDD qui prétendent combattre l’inflation, à la jungle de labels qui prétendent « sauver la planète » : l’offre a tellement dépassé la demande que l’on ne sait plus, ni de quoi on a envie, ni ce que l’éthique écologique nous dicte.
À grande distribution, grand malentendu
Les grandes surfaces de vente en libre-service ont vu le jour dans la première moitié du 20ème siècle aux Etats-Unis, et quelques dizaines d’années plus tard, elles polluent le paysage européen. Ce phénomène commercial, qui éloigne considérablement les différentes parties prenantes de la chaîne alimentaire (le producteur du consommateur essentiellement) est donc très récent à l’échelle de l’Histoire : en France le premier Carrefour a ouvert ses portes en 19631, le premier Auchan en 19612, le premier Intermarché en 19583.
Supermarchés, hypermarchés, succursales et autres grandes surfaces sont des monuments au capitalisme, et en respectent donc les codes. Le premier, sur lequel nous passerons rapidement, concerne l’enrichissement à tout prix : tandis que les rayons vomissent leurs produits nocifs, les consommateurs.ices croient exercer leur liberté d’achat. Ce malentendu du siècle permet aux distributeurs de continuer de tromper les client·es en dissimulant les réalités de production, d’assemblages, de distribution des consommables, et de se garantir des marges de bénéfices énormes. Ainsi, derrière l’étiquette “Tee-shirt basic fit” se cache la réalité “mise en esclavage et/ou exploitation d’une main d’œuvre sous-traitée”4 derrière «Les Poules Fermières” se cache“poules élevées en intérieur sans lumière naturelle, entreposées sur des étagères” et les nombreux “prix imbattables”, “promo exceptionnelle”, “meilleur prix” dissimulent les risques accrus de maladies, d’obésité, de diabète, de malnutrition, ainsi donc devraient-ils être renommés “coûts cachés”.
Tirons notre révérence au commerce : les mots ont enfin perdu tout leur sens…
…et ainsi : la douche verte
Notre alimentation représente 24% des émissions de GES en France, et la grande distribution concentre 70% des achats alimentaires. Ce pourcentage oblige à développer une conscience accrue des crises écologiques et environnementales, et l’on devrait légiférer sur les incitations allant à l’encontre de ces urgences. Mais la manipulation par l’agro-industrie et par les entreprises de la grande distribution n’a aucune limite, et non contentes de vendre, elles veulent se faire bien voir. Aussi, à un moment de crises environnementales et agricoles, elles veulent être de la partie en s’affirmant comme des défenseuses de la planète.
Et pourtant, bien loin s’en faut !
Pour mettre en lumière la responsabilité énorme qui pèse sur les épaules de la grande distribution, nous pouvons nous référer au Réseau Action Climat, qui a publié en 2023 une “notation”, des supermarchés français, en retenant 40 indicateurs liés au climat et à l’environnement5. Le résultat de l’évaluation est sans équivoque : aucune grande surface ne va dans le sens d’une consommation, ni donc d’une alimentation durable. Seulement, le compte-rendu par le RAC n’a pas connu un buzz équivalent au verdissement du sigle de Mc Donald, ou que la gamme “100% recyclée” de H&M.
Greenwashing et foutage de gueule, donc : j’espère que vous avez vos papiers kraft, voici quelques exemples en vrac !
– Casino, en 2022 a bénéficié d’une vidéo qui défie le ridicule sur le compte officiel du gouvernement6. Cette année-là, alors même que deux limites planétaires avaient été dépassées (celle des polluants chimiques7 et celle du cycle de l’eau douce8), le gouvernement faisait la promotion d’un magasin Casino qui avait pris la crise environnementale à bras le corps, en exerçant l’eco-geste suivant : fermer les portes des frigos sur deux plages horaires dans la journée, et remplacer les lumières par des LED.
– En 2023, l’enseigne Carrefour s’est retrouvée sous les radars pour une promesse qu’elle ne saurait tenir : leur soi-disant objectif de neutralité carbone pour 2040 ne concernait que les émissions directes, et ne concernait que 20% de ses magasins dans le monde… 9
– Intermarché/Les Mousquetaires a été épinglé en 2012 par l’association Bloom pour manipulation publicitaire sur l’une de ses campagnes, ventant un auto-label de “pêche responsable”. L’association s’était écriée : “La publicité indique la lingue bleue et le sabre noir, des poissons capturés en profondeur au chalut, comme répondant à la « reconnaissance pêche responsable », induisant ce faisant les consommateurs en erreur »10
- La question des labels, nés d’initiatives privées, avec des cahiers des charges opaques ou introuvables, a été richement documentée. Je propose de simplement vous y renvoyer.
- Incitation à la consommation de viande : toujours selon le RAC, 92 % des plats préparés proposés en magasin contiennent de la viande ou du poisson, et moins de 10 % du poulet et du steak haché proposés en rayon sont bio. Incitation, donc, à une alimentation carnée, issues d’une agro-industrie intensive et productiviste : de la viande rouge, oui, à bas prix, oui, en family pack, oui, accessible 7j/7, oui, mais qui ne respecte ni le bien-être animal ni le bien-être humain.
Évidemment, face aux campagnes d’éco-blanchiment qui passent entre les mailles de la loi et face à l’inflation, les consommateur·ices conjuguent leur méfiance à leur désarroi : les citoyens et les citoyennes ne sont plus dans la course, la libéralisation du marché économique mondial a eu raison de ses propres sociétés. L’inflation, dont les causes sont multiples, profite éhontément à l’industrie agroalimentaire, dont les marges sont passées de 28% à 48% en 202111, dans le même temps que les produits de supermarchés subissaient une augmentation de 20%. Cette inflation est alimentée par la grande distribution qui maintient des coûts bien trop élevés sur des denrées à la production pourtant rétablie.
Pour tenter de rattraper les consomateur·ices fatigué·es de “suivre” et de “se tenir au courant”, il faut jouer la carte, non seulement du contrôle accru des cultures en Bio, mais aussi de l’interdiction des initiatives privées de labellisation mensongère, une répartition juste entre les produits carnés et les produits végétaux, et renforcer les circuits en marge de la grande distribution.
Alternatives de consommation
Une AMAP est une Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne, et se construit sur la rencontre d’un groupe de consommateur·ices et d’une ferme. Une fois par semaine, et sur un système d’abonnement, les adhérent·es viendront récupérer le panier de leur AMAP, composé de produits de la ferme. Ces paniers auront été en partie payés à l’avance : tout ce système repose sur un contrat de confiance. Ce dernier permet aux paysan·nes de maintenir leur activité en s’étant assuré.es des acheteur·euses. C’est donc une réponse concrète à la double injonction de local et de maintien d’activité agricole.
Le champ des magasins Bio, vrac ou anti-gaspi est également à investir, tout en sensibilisant aux mécanismes de manipulation de chacun d’entre eux. Le rachat de certains magasins Bio souligne une tromperie des consommateur·ices de la part des racheteurs, et implique une difficulté supplémentaire pour les citoyen·nes à consommer en limitant les circuits ultra-libéraux – et l’enrichissement des grands distributeurs. Par exemple, Naturalia appartient à Monoprix qui est co-possédé par Casino et Galeries Lafayettes, et Bio C’ Bon a été en partie racheté par Carrefour.
Mais si l’on prend le cas de Miyam, une petite chaine de produits frais, locaux et Bio, on tend à retrouver espoir. D’apparence classique, très similaire à l’imaginaire des produits bio, il suffit d’un clic pour comprendre que Miyam tente d’aller au-delà du simple commerce dit “responsable”, notamment par un programme d’éducation au goût. En effet, le magasin Miyam a créé l’association du même nom pour intervenir auprès de publics scolaires et animer des séances d’éducation aux goûts et à la cuisine.
Les injonctions à la bonne ou à la meilleure consommation ne suffisent pas, et parfois démotivent : ces discours doivent être accompagnés d’applications concrètes par les collectivités. Par exemple, l’interdiction aux grands groupes de polluer tous les centre-ville de France par leur simple implantation, permettrait à des commerçant.es “spécialisé.es” d’ouvrir leurs boutiques et de revenir à des formes humaines, sociales, meilleures, de courses.
Cela passera également par la légifération sérieuse sur les conduites douteuses de l’agro-industrie et les publicités mensongères, par le contrôle des labels et des cahiers des charges ambitieux, par la transparence des modes de production et des marges, par la sensibilisation aux coûts cachés que l’on paie sans même savoir d’où ils viennent.
Et la résistance. Dans la consommation comme dans l’alimentation il y a eu différents exemples de résistance militante, dont nous dresserons les portraits. Mais ça, c’est pour le prochain épisode !
Blanche Lafaurie
Dans le prochain épisode : grève de la faim, auto-réduction et boycott !
1https://www.carrefour.com/fr/groupe/histoire
2https://www.auchan-retail.com/fr/qui-sommes-nous/
3https://www.linkfinance.fr/Intermarche-idc-1075.html
4https://multinationales.org/fr/enquetes/devoir-de-vigilance/un-an-apres-le-rana-plaza-auchan-et-carrefour-pas-prets-a-assumer-leurs
5https://reseauactionclimat.org/alimentation-et-climat-la-mauvaise-note-des-supermarches/
6https://www.youtube.com/watch?v=DQNX3usrCKg
7https://information.tv5monde.com/environnement/pollution-chimique-quest-ce-que-la-5e-limite-planetaire-83843
8https://www.radioclassique.fr/environnement/urgence-climatique-cycle-de-leau-douce-la-6e-limite-planetaire-vient-detre-franchie/
9https://www.huffingtonpost.fr/environnement/video/carrefour-accuse-de-greenwashing-dans-un-rapport-alarmant-sur-la-neutralite-carbone_214025.html
10https://www.actu-environnement.com/ae/news/intermarche-mousquetaire-label-arpp-peche-responsable-15998.php4#note1
11https://www.foodwatch.org/fr/actualites/2023/inflation-alimentaire-les-marges-indecentes-de-l-industrie-et-de-la-grande-distribution-dans-le-viseur