Grandir, c’est un cheminement tout naturel pour une majorité de personnes, mais le faire “à tout prix” c’est une construction politique. Les “ce n’est plus de ton âge”, les “fini de jouer”, sont dictés par une pression sociale, et par une tendance académique qui consiste à distinguer d’un côté le jeu, de l’autre la leçon. Et ce sont des principes que l’on a sortis, non pas de notre nature, mais bien de notre chapeau.
Dans les discours majoritaires, le jeu est le monopole du loisir et des enfants (sauf le jeu d’argent, bien entendu). Une autre grande erreur de notre époque est d’avoir associé le jeu à une bêtise – comme peuvent en témoigner nos imaginaires policiers, doigt sur la gâchette, agents campés sur leurs jambes armurées : “Police nationale, fini de jouer” ou encore “Tu as voulu jouer, t’as perdu”, phrases typiques des interventions telles qu’on se les représente communément.
Plus que celui de la police, c’est pourtant le blason du jeu qu’il s’agirait de redorer, et la pédagogue Montessori[1] se range de cet avis-là, rapidement rejointe par Freinet[2]. Apprendre en s’amusant est l’un des arguments brandis par la pédagogue, mais l’amusement est loin d’être l’unique facteur ou conséquence d’une telle direction éducative. En effet l’École a rapidement conditionné l’apprentissage à une transmission de savoirs très théoriques (mis à part les enseignements de “travaux pratiques” ou de “technologie”, lesquels demeuraient extrêmement conventionnés par des étiquettes sociales et de genre) qui prenaient place dans une situation très descendante du maître vers l’élève. Les années passant, les imaginaires, les applications, les figures changent, et l’on entrevoie plus rarement la figure-type du maître posté sur sa chaire.
Malgré l’affaiblissement des enseignements, malgré la lente casse de l’école publique aux bénéfices de l’école privée, malgré l’exploitation sous couvert de professionnalisation, malgré, enfin, une reproduction sociale qu’il eut fallu rompre, le jeu demeure cantonné au “monde du dehors” : la classe n’est toujours pas un terrain de jeu.
Pourtant, nous y gagnerions.
Par le jeu des micro-cadres de développement se constituent pour les enfants, peu importe les règles, s’il y en a ou en quoi elles consistent : le jeu est une invitation à la concentration de l’enfant[3]. En effet, c’est un support qui requiert une participation active, participation dont dépend l’avancement du jeu, l’atteinte parfois matérialisée d’un objectif implicite ou explicite. C’est également un moyen de développer les caractères sociaux de l’enfant, par la créativité, le théâtre : jouer c’est vivre ensemble, et ce quand bien même les jeux sont solitaires. Au-delà d’ensemble, c’est aussi et tout simplement vivre au sens d’exister : le jeu comme support éducatif permet aux enfants de s’approprier des enjeux qui, pense-t-on, les dépasse. Le jeu comme support d’apprentissage semble ainsi favoriser la conscientisation et l’émancipation de et par l’enfant. C’est pour ces raisons que le mouvement d’éducation populaire prend le temps de (ré)inventer des nouveaux outils, des nouveaux supports, pas pour les animer eux, mais pour animer grâce à eux. Dans le cadre d’un tel mouvement éducatif, il s’agit bien d’accompagner l’enfant à accomplir et à réguler son apprentissage en tenant compte de ses seuils de tolérance, induits par la place qu’iel prend dans l’espace publique et social conventionné. Bref, l’autonomie est maîtresse.
C’est parce qu’un apprentissage ne se transmet pas mais s’accompagne, que l’intermédiaire d’un jeu, d’un support, d’une mise en situation se révèle très pertinent. L’enfant peut ainsi prendre conscience à une échelle réduite des choses qui l’entourent, se réapproprier des systèmes, tout en conservant une approche ludique et libre qui, loin d’être une bêtise, est parfois une condition de survie.
De nombreux jeux de société tendent à mettre en pratique ce rapport qu’a l’enfant à son espace. Nous pourrions illustrer cette démarche par le jeu de plateau Monopoly, la version d’origine, pas la version plagiée. Créé en 1903, par Elizabeth Magie, le Monopoly répondait à un unique intérêt : sensibiliser aux vices et aux stratégies du capitalisme à travers le prisme de l’immobilier[4]. Mis·e en condition de jeu, l’enfant aurait ainsi pu comprendre et faire l’expérience des mécanismes d’injustice induits par le système capitaliste. Comme nous le savons, ce n’est pas le sort qu’a connu le célèbre jeu de société. D’autres jeux en revanche tendent à s’inscrire dans cette dynamique émancipatrice parce que conscientisante, et n’ont pas encore été récupérés, nous pourrions citer le « Moi c’est madame »[5], ou encore « Antifa le jeu »[6].
Quel est le rapport avec notre association ?
Bio Consom’acteurs s’inspire autant que possible du mouvement d’éducation populaire, lequel pose le jeu comme support éducatif. Ainsi, l’association a co-créé le jeu « Panique à la Transischool », un jeu d’enquête, une ambiance Cluedo-esque, qui permet aux collégien·nes de se retrouver dans des situations concrètes, les fameuses situations « de la vie de tous les jours » pour en retirer un apprentissage sérieux sur les enjeux liés à la production et à la consommation. De la même manière, la mallette Ludobio pose les cartes (au sens figuré comme littéral) de l’agriculture et de l’alimentation. Une manière d’animer des séances en faisant participer les enfants, en les faisant partir de situations concrètes, qui ont l’avantage de les maintenir concentré·es et vifs·ves.
[1]https://fr.wikipedia.org/wiki/Maria_Montessori
[2]https://www.radiofrance.fr/personnes/celestin-freinet
[3]https://www.reseau-canope.fr/notice/le-developpement-cognitif-par-le-jeu.html
[4]Arte, “Cherchez la femme ! Elizabeth Magie – l’histoire des jeux de société”
[5]https://www.eclap.fr/products/jeu-moi-cest-madame?srsltid=AfmBOorrsXSL01xXXc9T4_LPWw85lzdB8dP7sLb3fuTw_–TpNvDt7WI
[6]https://www.editionslibertalia.com/catalogue/coeditions/antifa-le-jeu