Hannane Somi, cultiver les imaginaires

Hannane Somi s’est installée en 2020 à Chelles, en Seine et Marne, pour cultiver en agriculture biologique des terrains jusque-là exploités en agriculture dite conventionnelle. « Sauvages et cultivées », c’est le nom de sa ferme, son oasis, son paradis, et elle n’aurait pu le créer autrement qu’en respectant les sols et leurs cycles, l’environnement et son écosystème, la biodiversité et ses auxiliaires. Cet espace, il semblerait surtout qu’elle n’aurait pu le faire exister sans le penser, le réfléchir, mettre à son service ce que ses différents parcours lui ont apporté. Car pour elle, l’agriculture c’est “[…] d’abord l’enracinement ; au sens historique comme au niveau symbolique. C’est un choix d’organisation de la société, qui a mené a un besoin d’organisation accru et au développement des villages puis des cités-états”. Cette première définition qu’Hannane m’a livrée témoigne de la complexité de définir l’agriculture, entre autre parce qu’elle va bien au-delà du stricte travail de la terre puisqu’elle organise, enracine, et transcende les secteurs.

Hannane elle-même se situe à la croisée des imaginaires : la philosophie, l’art, et le maraîchage sont les pratiques-phare de son parcours et de son quotidien. Ses études de philosophie représentaient pour elle un espace de réflexion autour du travail, de la place qu’il prend dans nos vies, de la répartition des richesses et de la justice distributive. C’est ensuite en Italie qu’Hannane intégrera le milieu de la culture, elle y apprendra la photographie en cours du soir, un apprentissage qui lui permettra plus tard de développer ses récits de voyage et ses récits de société sur des supports visuels et artistiques.

Au cours de sa maternité, Hannane a été traversée de manière plus intense par les questions existentielles de nos passages sur Terre : comment habiter le monde, que laisse-t-on à nos enfants, comment nourrir les hommes et les âmes. La noblesse de la ferme nourricière a permis, semble-t-il, de conjuguer ces différents éléments, peut-être même de les résoudre.

Je vous invite à poursuivre la rencontre de Hannane Somi à travers cet échange que fût le nôtre…

Par Blanche Lafaurie, chargée d’action éducative

 

1. Vous avez étudié la philosophie à l’Université, ce domaine vous semble-t-il une pré-disposition au projet que vous menez actuellement ? Si oui, pourquoi ?

J’ai un parcours personnel qui m’a amenée à voyager à travers différentes disciplines : après un bac éco, je suis entrée en études de philosophie (la question qui me traversait à l’époque en fin de 3e année était celle de la justice distributive et des répartitions des richesses, et la place du travail dans nos vies).
Ensuite, je me suis orientée dans les métiers de la culture, avant de partir en Italie pendant deux ans, intégrer une rédaction sur le monde culturel méditerranéen – et y apprendre la photographie en cours du soir.
Cela m’a amenée par la suite à développer mes sujets en photo et vidéo documentaire. nourrie par de nombreux voyages, pour raconter le monde à ma manière.
“Qu’est ce que veut dire “habiter le monde” ? ‘Quelle responsabilité, quelle trace laisse chacun de son passage sur Terre?’ ‘Qu’est ce que je souhaite transmettre à mes enfants?” sont autant de questions qui se sont posées de manière aiguë au moment de la maternité.
La maternité m’a fait osé rassembler tous ces questionnements, et tenter d’y apporter une réponse en créant une ferme nourricière. Nourrir les hommes et nourrir l’âme. Quoi de plus noble ?

 

 

2. Vous avez dit dans une interview que votre compagnon était un “parisien pur sucre” : vous, quel rapport entretenez-vous à la ville, au milieu urbain, et à Paris ?

Parisien pur sucre, d’un côté, et palestinien de l’autre  😉 ! Le lien à l’agriculture est assez fort en Palestine, dont de nombreux plats traditionnels de la gastronomie sont issus de la culture paysanne. Il était donc déjà sensibilisé à ces thématiques.
De mon coté, j’ai toujours eu un désir de campagne, et une relation ambivalente à la ville.  D’un côté, j’y ai grandi, j’aime les facilités qu’elle apporte, l’offre culturelle, muséale. D’un autre, je fuis le bruit, n’aime pas l’anonymat/solitude, et recherche les grands espaces, l’horizon et le contact avec le végétal.
N’ayant finalement pas réussi à fuir totalement le milieu urbain en ayant fondé une ferme urbaine, aujourd’hui je profite des deux!

3. Que pensez-vous du “retour à la terre” que l’on observe ces dernières années, promu sur les réseaux comme un “nouveau mode de vie”, une “reconnexion” ?
À mon sens, nous sommes allés trop loin dans l’extraction de l’Homme à son milieu. La relation entretenue jusqu’alors était plus équilibrée, mais depuis le milieu du 20e siècle on ressent une accélération de la volonté de domination de l’Homme sur ce qui l’entoure, en s’auto excluant des processus naturels.
Les effets délétères ont aussi commencé à apparaître : pollutions aggravées, maladies de civilisations, dégradation du milieu et aussi de la santé physique et mentale, exode rural… et presque paradoxalement, nous avons atteint les rendements agricoles les plus élevés depuis le début de l’agriculture.
Dans ces conditions, de nombreuses personnes ne trouvent plus leur place, et son confrontées à une perte de sens. Ainsi, dans un mouvement inverse, on assiste effectivement à une mise en valeur de tout ce qui touche à la Nature. Le problème n’est pas tant ce mouvement de retour, mais le prisme grossissant qu’offrent les réseaux sociaux : en proposant des formats très courts, ils ne permettent pas toujours d’exposer la complexité.
Pour avoir beaucoup d’échanges avec mes pairs paysan.n.e.s, et pour les vivre aussi, je vois bien quelles sont les déconvenues que nous pouvons rencontrer. C’est pratiquement jamais exposé sur les réseaux sociaux (est ce le lieu?). Cela donne une image erronée de ce que peut être un parcours vers un mode de vie qui reconnecte l’homme à son milieu.

4. Quelle serait votre définition de l’agriculture ?   
Question moins simple qu’elle n’y paraît. L’agriculture pour moi, c’est d’abord l’enracinement ; au sens historique, comme au niveau symbolique. C’est un choix d’organisation de la société, qui a mené a un besoin d’organisation accru et au développement des villages puis des cités-états. L’homme agriculteur a cohabité avec le chasseur cueilleur, faisant même des échanges.
L’agriculture est très riche, elle nous permet d’entretenir un rapport au paysage, à la biodiversité, à l’alimentation, à la santé… et aux liens entre humains!

5. “Sauvages et Cultivées”, super(s) nom(s) : pourriez-vous revenir sur ces double-sens ?
Non, car la force de ce nom revient à ce qu’elle peut évoquer à tout un chacun. On perçoit que d’approcher ces deux termes permet des les relier dans une dialectique. Évoquer les contraires pour mieux souligner ce qui les relient.

6. Dans une interview (Enlarge your Paris), vous parlez de “développer l’offre pédagogique” : selon vous quel est le rôle joué par l’éducation, la pédagogie en matière d’agriculture et de consommation ?
Pour moi il est absolument nécessaire de pouvoir expliquer en quoi consiste notre travail, d’autant plus que beaucoup de personnes n’ont pas forcément les possibilités de cultiver un potager ou de visiter des fermes. Le lien s’est distendu entre le monde agricole et urbain, il est aujourd’hui nécessaire de renouer par un travail pédagogique afin de réussir à modifier en profondeur le rapport aux produits, et espérer enfin changer de système agricole.

7. Si vous aviez des conseils à donner aujourd’hui en matière d’agriculture, de bio, de choix de vie, quels seraient-ils ?
Pas de conseils, c’est très personnel en fonction des besoins de chacun.
Cependant, partager mon expérience peut permettre à d’éveiller l’imaginaire chez d’autres. Et pas de changement de société sans changement d’imaginaire.

8. Quel est votre rapport à l’influence que vous avez, et que vous souhaitez peut-être développer encore ?
J’ai pris la responsabilité d’accueillir différents type de profils à la ferme pour de la découverte, aussi bien que de la formation. C’est un travail exigeant et peu valorisé car souvent bénévole. Nombre des stagiaires en formation (et qui avaient certains prérequis) ont passé le pas de la création de leur propre ferme suite à l’expérience réalisée avec moi. C’est un bon début. J’ai aussi eu la possibilité d’initier à l’agriculture des personnes ayant des profils moins traditionnels, issues de parcours migratoires à plus ou moins de degrés, et cet évènement là est aussi heureux : certaines ont passé le cap de renouer avec la pratique agricole au pays d’origine.
J’ai demandé aussi à mes clients ce matin : ils m’ont parlé de l’influence sur l’acte d’achat que je pouvais avoir, ainsi que sur le territoire. Même si ces influences sont évidentes, elles restent aussi diffuses, en ce sens que les gens ne réalisent pas toujours l’importance de ce travail. Par contre, j’ai noté que la ferme avait une belle influence sur le lien social,  entre les personnes et c’est très beau à vivre. C’est sans aucun doute ce dont je suis le plus fière.

J’aimerais maintenant écrire et raconter mon parcours, afin de sensibiliser et toucher davantage de personnes.

Pour compléter :

“Comment habiter le monde” → France Inter, Antoine Chao, 24 mars 2024, Disponible sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/c-est-bientot-demain/c-est-bientot-demain-du-dimanche-24-mars-2024-6571486

“A Chelle, Hananne Somi fait pousser un autre monde dans son verger maraicher” → Enlarge your Paris, Joséphine Lebard, avril 2023, https://www.enlargeyourparis.fr/societe/a-chelles-hanane-somi-fait-pousser-un-autre-monde-dans-son-verger-maraicher

Site de « Sauvages et Cultivées » : https://www.sauvages-cultivees.fr/

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