Inès Léraud, (petit) entretien
Lanceuse d’alerte, journaliste et documentariste, Inès Léraud s’est formée à l’enquête au sein de l’équipe de Là-bas si j’y suis, sur France Inter, puis collabore à l’émission Les Pieds sur terre, sur France Culture, où elle réalise notamment le podcast Journal breton « La fabrique du silence ». En 2019, elle publie avec Pierre Van Hove aux éditions La Revue Dessinée – Delcourt, « Algues vertes, l’histoire interdite », un ouvrage traduit en quatre langues et porté au cinéma par Pierre Jolivet. Elle est également co-fondatrice du média d’investigation breton Splann.
En 2024, poursuivant ses enquêtes sur le productivisme agricole, Inès Léraud et le dessinateur Pierre Van Hove publient sous forme de bande dessinée « Champs de bataille: L’Histoire enfouie du remembrement« , un reportage sur le remembrement et sur ses conséquences, qui met en lumière un traumatisme social et environnemental méconnu, mené par d’anciens vichystes, qui mènera au productivisme d’aujourd’hui.
Figure d’inspiration par excellence pour les combats que nous menons chez Bio Consom’acteurs, en vue d’une agriculture et d’une alimentation justes et durables, Inès Léraud a accepté de répondre à nos questions :
Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement est issue d’une grande enquête et apporte un éclairage essentiel à l’histoire de l’agriculture productiviste d’aujourd’hui, comment la sortie a-t-elle été perçue par le monde agricole et par les « syndicats majoritaires » ?
Nous n’avons pas eu de retour négatif des cadres de l’agriculture, et en particulier de la FNSEA. Sans doute parce que notre BD raconte les souffrances incontestables, et tues jusqu’à aujourd’hui, du monde paysan pendant cette révolution agricole. Aussi parce qu’elle est très documentée et sourcée (j’ai travaillé avec l’historien Léandre Mandard). L’accueil par les milieux agricoles et les populations rurales en général est très bon. Notre ouvrage est perçu comme le fruit d’un travail mémoriel nécessaire.
C’est quoi le remembrement ? Comment résumer ce qui s’est passé au cours de cette période ? Quels liens pouvons nous faire avec la vision de l’agriculture portée sous le régime de Vichy ou plus largement sur les origines idéologiques du remembrement ?
Le remembrement c’est un vaste aménagement des terres agricoles françaises et donc des zones rurales, effectué de façon rapide et autoritaire à partir de la seconde guerre mondiale et jusque dans les années 1990, pour que l’agriculture française produise de façon intensive et que la France devienne une puissance exportatrice mondiale. Les fermes ont été « rationalisées » : les parcelles regroupées autour des sièges d’exploitation, les champs agrandis, les haies arrachées, les rivières « rectifiées », les prairies humides drainées, afin que la terre soit cultivable par des machines. Cet aménagement était dirigé par une structure technocratique (préfecture, génie rural) qui connaissait mal les territoires. Ceux qui connaissaient le terrain, à savoir les paysannes et paysans, n’avaient aucun pouvoir de décision et ont, pour beaucoup, très mal vécu cette période.
Pouvons nous sortir du remembrement aujourd’hui ? Comment généraliser cette sortie et avec quelle agriculture ?
Il me paraît indispensable, pour le bien du climat, la vie sociale de nos territoires, la sécurité de nos approvisionnements alimentaires, notre santé et celle des écosystèmes, que des politiques publiques permettent la remise en place d’une paysannerie (qui ne sera bien sûr pas la même que celle qui existait encore en France dans les années 1950 puisqu’elle bénéficiera de bien des progrès sociaux et technologiques). A la différence des exploitants agricoles, les paysannes et paysans emploient plus d’hommes et de femmes à l’hectare, sont peu endettés, raisonnent à des échelles plus locales, travaillent avec les arbres, n’utilisent pas de produits chimiques polluants et toxiques…
Votre travail de journaliste et de lanceuse d’alerte a t’il été entravé au cours de l’enquête ou fait l’objet de pressions pendant et après sa sortie à l’image de votre publication et de votre film sur les algues vertes ?
Oh oui ! J’ai eu de nombreux soucis, notamment des procès en diffamation destinés à me faire taire (les industriels qui me poursuivaient se sont désistés à quelques jours de l’audience) pour l’enquête sur les algues vertes. Le film « Les Algues vertes » de Pierre Jolivet racontent les plâtres que j’ai essuyés. Sa production et sa sortie ont connu elles aussi des entraves. Nous avons déjà raconté cela plusieurs fois, vous pourrez tout retrouver sur internet !
Quelles articulations faites vous entre Algues vertes, l’histoire interdite et Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement ? Si les deux sujets sont forcément liés, comment pensez vous les deux ouvrages entre eux, quels sont les enseignements que nous pouvons en tirer ?
Clairement, le remembrement, dont l’histoire est racontée dans Champs de bataille, est à l’origine des marées vertes bretonnes. La destruction du bocage a contribué à l’érosion des sols, et au phénomène de prolifération des algues vertes sur le littoral.
En enquêtant sur le remembrement, j’ai découvert à quel point la civilisation paysanne qui existait encore en France dans les années 1950 était résiliente, collective, avait trouvé un équilibre avec les éco-systèmes. Elle doit nous inspirer !
A mes yeux, la paysannerie est un levier majeur pour changer le monde dans le bon sens ! On doit tout faire, à toutes les échelles, pour la faire revivre : consommer bio, local et de saison ; soutenir des initiatives comme Terre de liens ; lutter contre les projets et grands aménagements du territoires qui détruisent des terres agricoles ; donner des coups de main aux associations environnementales ; aller vivre en zones rurales ; s’engager comme paysanne, paysan, et dans la politique locale.
