Les visages de l’alimentation – E4

Slurp slurp

Manger pour vivre, manger pour grandir, mange ça te fera du bien, tu devrais manger plus, tu devrais manger moins, tu devrais manger mieux, c’est de la nourriture, pas de l’amour, j’ai trop mangé, j’ai encore faim, y a rien à manger, faut faire les courses, t’as préparé le repas, il n’y aura jamais assez, ça en fait des restes, finis ton assiette, y a rien de végé, on mange quoi ? À lire ces quelques lignes, l’angoisse nous prend, et remonte jusqu’à la gorge. On s’y retrouve, on se reconnaît : ces phrases alimentent nos quotidiens respectifs. Tous les jours : manger – et trois fois dans la journée. Tous les jours, inlassablement, y penser.

Mais c’est quoi, manger ? Au-delà de l’impératif physiologique, qui pose l’alimentation comme condition de vie et de survie, quels sont les nombreux sujets soulevés par l’alimentation ? Entre cause et symptôme, “manger” est une notion au carrefour de différents domaines et enjeux, dont nous tâcherons de faire un récit.

Pour ce mois de février, dédié au règne de l’amour et à sa célébration commerciale, je vous ai concocté un texte gourmand, une ébauche d’analyse sur le mariage de l’érotisme et de l’alimentation.

Quand l’appétit devient sexuel

Nous ne sommes pas sans savoir que la nourriture regorge d’images érotiques, de la glace que l’on lèche au bonbon que l’on suce en passant par l’huître que l’on gobe. J’ai mené mon enquête auprès de mes ami·es, et pas un·e n’a pu affirmer s’être senti·e serein·e et à l’aise lorsque le dessert de la cantine consistait en une banane ou un esquimau, et jamais les blagues sur les fellations ne fusaient avec autant d’entrain, d’une tablée à l’autre du self.

Comme le sexe, la nourriture répond à un manque, ou un désir, et une envie de pâtes est parfois aussi puissante que l’envie d’une personne ; l’une et l’autre sont l’expression d’un désir situé là, juste ici, au creux du ventre. Bouche qui salive, projection imagée, impatience, envie de sauce ou de gras : les deux désirs relèvent d’une excitation très organique et pratiquement identique.

Pour exprimer l’un ou l’autre de ces désirs, nous avons souvent recours au même lexique : Blanche Neige et Eve croquèrent les pommes, réalisant ce-même désir que l’on s’entend parfois murmurer : “J’ai envie de te croquer”. Ne prenons-nous pas par ailleurs notre goûter comme nous “aimerions faire d’une personne notre quatre heure” ? N’avons-nous pas (trop) longtemps appelé les femmes qui séduisent des “mangeuses d’hommes” ? L’usage de la langue française pousse donc à constater que, tout compte fait, entre le sexe et l’alimentation, il n’y a qu’un pas.

De plus, cette association d’idées et de vocabulaire, contrairement à tant d’autres, n’est pas datée, et si l’on entend un collégien dire “Il a faim”, soyez certain qu’il ne parle pas de nourriture, mais bien de séduction. Bref, nous sommes les victimes sémantiques de La Belle et le Clochard – et du plat de spaghetti qui scella leur amour.

Ce lien étroit entre l’alimentation et le sexe est d’autant plus parlant aujourd’hui qu’il est numérique et universel. En témoignent les émojis, consensuellement explicites : l’aubergine désigne un pénis, la pêche une paire de fesses, et les cerises la poitrine. Éternellement dans le « dire sans dire« , les sites de rencontre se sont inspirés de ce langage-emoji, et s’appliquent à ne pas nommer mais à désigner, comme l’application de rencontre Fruitz. En effet, elle propose quatre modalités de rencontres : la cerise correspond à celles et ceux qui veulent trouver leur moitié (catégorie “rencontre sérieuse”), le raisin à celles et ceux désireux d’un verre (mais pas d’un coup d’un soir…), la pastèque pour les envies de “plan cul”, et la pêche – qui correspond au one night and one night only. Évidemment, nous pouvons convenir que l’alimentation et ses motifs sont une manière de contourner le tabou du sexe et de son lexique, que l’on aurait pourtant cru terminé.

“Une image vaut mille mots”, voilà un adage fort bien respecté !

Jouissance et papilles

Camille Aumont-Carnel, la créatrice du compte @jemenbatsleclito qui connaît un franc succès, a été l’invitée de Fanny Giansetto, journaliste sur Ecotable, un podcast écologiste. La militante féministe, reine de la détabouification du sexe, intervient dans le cadre d’un podcast sur la nourriture et le sexe. Elle distingue au cours de la discussion les aliments prétendus sexuels (et qui renforceraient la libido, tel le gingembre ou le chocolat noir), et les plats sexuels, c’est-à-dire ceux qu’elle considère comme les plus proches d’un rapport sexuel, qu’il soit partagé ou solitaire. On retrouve dans ces plats un rapport avec la chair, par exemple les plats en sauce, ou plus encore, les plats qui se passent de couverts et se dévorent avec les mains. Développant la relation alimentation/sexe, Camille Aumont-Carnel évoque également le sentiment de satiété, qui clôture un bon repas autant qu’un rapport sexuel (très) agréable. Comme une impression d’être comblé·e, fatigué·e…

Ce qui pose la question de l’orgasme culinaire : mythe ou réalité ? Selon Magali Croset-Calisto, psychologue certifiée en sexologie et diplômée en addictologie, c’est une réalité, d’ailleurs elle l’a elle-même éprouvé, et à deux reprises ! Dans le Huffpost, elle nous en livre l’analyse sexologique :

La dimension psychocorporelle de l’expérience est analysable d’un point de vue sexologique. Au terme de mes deux expériences et des témoignages recueillis pour mon étude, j’ai pu analyser le phénomène : l’extase vécue correspond in fine aux différentes phases de la jouissance…

  • La phase d’excitation sexuelle (le désir, les frissons, la chaleur, voire la lubrification)La phase de plateau (l’exquise attente induite par la mise en tension)La phase d’orgasme (l’instant de décharge, la submergeabilité de l’être)La phase de résolution (le relâchement des tensions musculaires, le bien-être)

D’un point de vue neurobiologique, l’orgasme culinaire présente des caractéristiques identiques à celles de l’orgasme sexuel : libération de dopamine, d’endorphines et d’ocytocines (neurotransmetteurs du désir, du plaisir, des sensations de bien-être et de l’attachement qui poussent à renouveler l’expérience). Il nécessite avant tout des principes de lâcher prise et de disponibilité. Deux conditions nécessaires à tout orgasme en général. Voilà qui est dit.

Tant et si bien que l’on remarque depuis plusieurs années une tendance, le « foodgasm », qui met en scène et partage des vidéos de nourritures alléchantes, et d’affamé·e gémissant·e, avec des bruitages évocateurs de jouissances culinaires. Cette tendance est notamment le résultat de campagnes publicitaires pour le moins gourmandes (et évidemment sexistes). Ainsi, en 2009, Nestlé s’est lancé dans une campagne sexy pour vendre un yaourt « ferme en fondant », et le spot publicitaire consiste ni plus ni moins à mettre en scène une femme qui, cuillère à la bouche, pupilles dilatées, cheveux ébouriffés, s’offre un moment de plaisir masturbatoire avec du lait fermenté.

Nourriture et cinéma

Nous évoquions rapidement en début de ce texte la Belle et le Clochard, qui vinrent à bout du spaghetti qui les séparait, et force est de reconnaître que le septième art a souvent utilisé le motif de la nourriture pour mettre en scène un désir amoureux ou sexuel. Chair et papilles se sont souvent substituées l’une aux autres sur les écrans, à travers de sulfureux (et souvent déplacés) sous-entendus sur l’allaitement et le lait maternel ou à travers des scènes de festins orgiaques. Difficile de ne pas évoquer à ce sujet La grande bouffe, réalisé par Marco Ferreri, qui provoqua une guerre entre cinéphiles, et qui met en scène une orgie alimentaire, sexuel sans jamais être sensuel. La nourriture en abondance y est une critique acérée de la décadence bourgeoise italienne et les nombreux allers-retours entre sexualité et nourriture y sont autant de prétextes à la dénonciation1.

Dans un tout autre genre, l’un des exemples les plus contemporains de ce mariage, maintenant téléphoné entre nourriture et sexualité serait le film de Trân Anh Hùng, La Passion de Dodin Bouffant, sorti en 2023, et qui met en scène Benoît Magimel et Juliette Binoche. Ce film tourne autour du seul motif de l’alimentation, puisque c’en est le sujet, et ne se lasse pas de le traiter en tant que motif érotique. Malhabilement d’ailleurs, car l’alliance devenue consensuelle de ces motifs cinématographiques, ne devrait pas se départir d’un regard social et politique, et l’on eut préféré que Juliette Binoche et Benoit Magimel soient traités différemment, en ne réservant pas l’alliance charnelle de la nourriture et du sexe au personnage féminin, et l’alliance spirituelle au personnage masculin…

1https://www.exogeek.com/cinema/theorie-du-cinema-l-erotisme-au-cinema-selon-andre-bazin

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