L’enjeu de cet ouvrage est de faire le point sur le mythe de la contre-culture post capitaliste : pour commencer, qu’a-t-elle de « post » capitaliste, précisément, cette contre-culture ? Et comment ce mythe amène-t-il insidieusement à passer de l’injonction « consommer mieux et moins » à celle de « consommer mieux et plus » ?
Le livre de Fanny Parise s’ouvre sur « Une anthropologie du coin de ma rue » pour étudier ceux qu’elle appelle « les nouveaux sauvages » et leurs habitudes de consommation, d’abord dans un bar branché du 20e arrondissement de Paris.
Pour elle, les consommateurs dits « responsables » ou « eco- responsables » mettent en place des stratégies pour faire coïncider leurs préoccupations morales avec leurs pratiques de consommation. « Mais s’il y a bien une chose que l’anthropologue nous apprend, c’est que nous sommes tous des menteurs de bonne foi. Il y a toujours un écart entre ce qu’une personne dit, ce qu’elle pense faire et ce qu’elle fait réellement ».
Fanny Parise nous dit : « Je considère d’ailleurs la consommation éco-responsable, souvent nommée consommation responsable, comme un conte merveilleux qui permet de mettre en action tous les acteurs mus vers ce même idéal imaginaire d’harmonie entre nature et culture (…) Cet idéal de vie semble accessible à chacun grâce au capitalisme responsable, qui promet de parvenir à concilier sobriété et profitabilité. »
L’autrice en parle…
« Dans mon essai, Les Enfants gâtés. Anthropologie du mythe du capitalisme responsable, (2022, Éditions Payot), je m’intéresse à la fonction sociale de l’éco-responsabilité non seulement pour accompagner la transition socio-écologique, mais avant tout pour assurer le maintien de l’ordre social.
J’ai coordonné une vaste enquête qualitative auprès de 2 500 personnes, issues d’une partie des classes moyennes et supérieures, en Europe et au Canada, que l’on peut qualifier de créatifs culturels. Nous avons mobilisé une grille de lecture qui met en tension le système de contraintes de ces personnes (temps, argent, styles de vie, etc.) et leurs imaginaires associés à l’éco-responsabilité. Toutes ces personnes avaient en commun d’avoir mis en place de nouvelles routines quotidiennes (alimentaire, loisir, professionnel) afin d’être des consommateurs « responsables » : c’est-à-dire continuer de consommer mais faire des choix d’achat en cohérence avec leurs valeurs, sociétales ou écologiques.
Cette étude a permis d’identifier deux groupes sociaux. Le premier est constitué d’une élite culturelle médiatico-créative composée de personnes diplômées des grandes écoles, à laquelle les 8 étudiants de la grande école d’ingénieurs AgroParisTech, qui ont récemment lancé un appel lors de leur cérémonie de remise des diplômes, semblent appartenir. Ce sont des leaders d’opinion, qui embrassent, pour la plupart de manière sincère, les luttes progressistes, tant sociétales qu’écologiques, comme la justice sociale ou l’urgence écologique.
Ils proposent des solutions, idéologiques et pratiques, aux maux de notre époque, et ils encouragent la population à faire les mêmes choix de vie qu’eux. Pour eux, la sobriété devient un nouveau signe de prestige social.
Consommer éco-responsable devient une nouvelle norme. Cette nouvelle convention collective entraîne, parallèlement à de nouvelles évolutions réglementaires, de nouvelles façons de produire et de distribuer.
La démocratisation de l’éco-responsabilité est facilitée par des influenceurs domestiques que j’ai choisi de nommer les « enfants gâtés » et qui adhèrent à l’idéologie du capitalisme responsable. Ils constituent le second groupe social identifié.
Ils représentent une partie des classes moyennes et supérieures occidentales et ont en commun de ne pas vouloir renoncer au confort de leurs modes de vie. Toute diminution de la consommation est perçue comme une régression qui n’est pas culturellement acceptable, mais ils sont prêts à accepter sa réinvention.
Pour les étudiants dont il est question, le système incitatif proposé par les grandes écoles et par l’imaginaire d’une croissance verte, ne semble plus suffire à rendre désirable le capitalisme responsable. Et ce, malgré les tentatives d’adaptation des grandes entreprises, avec notamment l’arrivée de nouvelles professions comme celles de directeur de la décarbonation.
La fermeture ou la redirection de certains imaginaires liés au mythe du progrès sont difficilement acceptables par la société, malgré le fait qu’une part de plus en plus importante de la population s’interroge. Par exemple, la quête du bonheur et de l’épanouissement individuel permet le renouveau du culte de la performance, notamment à travers la reconversion professionnelle ou l’engouement pour le frugalisme. »
L’appel à « bifurquer » et à « déserter » comme révélateur des paradoxes de l’éco-responsabilité
Lorsque l’on produit ou consomme éco-responsable, cela procure un sentiment de bonne conscience qui nous pousse à légitimer la poursuite de l’hyperconsommation, car on a l’impression de dé-consommer.
Il s’agit d’un alibi, individuel comme collectif, pour inciter les personnes à changer, et non le système, tout en donnant l’illusion du contraire.
Devenir un citoyen-consommateur « éco-responsable » est compliqué, car la consommation éco-responsable repose sur une contradiction : celle de continuer à consommer autant malgré l’injonction à consommer moins et mieux. Cette contradiction avec laquelle les personnes doivent composer s’apparente au phénomène de la « double contrainte » décrit par l’anthropologue américain Gregory Bateson : consommer moins tout en consommant autant est impossible, ce qui provoque une dissonance cognitive et un écart entre un désir et l’impossibilité de le réaliser.
Pourquoi chez Bio consom’acteurs, nous avons décidé d’arrêter de parler de « consommation responsable » ?
Le terme de « responsable » nous renvoie à des valeurs profondément individualistes et de responsabilité individuelle, trop proches des valeurs néo-libérales.
Pourquoi renvoyer la responsabilité vers le consommateur, alors que, dans le système capitaliste, ce n’est pas le consommateur qui décide, c’est le capital ?
Le consommateur n’a jamais été celui qui demande qu’on lui crée de nouveaux besoins. C’est la fonction première du marketing, qui est un outil au service du capitalisme et de la création de profit.
C’est pourquoi, au concept de « consommation responsable », nous préférons encore parler de « consommation durable » ou plutôt consciente, engagée, alternative, solidaire…
Nous continuons à croire dans cette affirmation : « les actes de consommation infléchissent les modes de production », qui figure dans le préambule de nos statuts.
Et derrière ces mots, nous continuons à penser qu’à notre échelle, notre mission d’informer, sensibiliser et mobiliser les consommateurs sur l’importance de leurs choix de consommation peut faire changer les modes de production.
Notre mission vise à accompagner la clairvoyance pour que chacun, dans ses actes d’achat « indispensables » qui répondent à un besoin réel, soit en capacité de refuser les fausses offres dites eco-responsables qui relèvent d’un greenwashing grossier.
Tel est le rôle du consom’acteur !
En savoir plus :
Les enfants gâtés, Anthropologie du mythe du capitalisme responsable, est paru en avril 2022, aux éditions Payot.
Fanny Parise est anthropologue, spécialiste des mondes contemporains et de l’évolution des modes de vie. Elle a consacré la dernière décennie à étudier les phénomènes de déconsommation. Elle enseigne à l’université en France et en Suisse, et est la créatrice du podcast Madame L’Anthropologue, dans lequel elle invite ses auditeurs à découvrir l’actualité sous le prisme de l’anthropologie.
Pour aller plus loin
Nous vous conseillons ces 2 podcasts :
RFI, 7 milliards de voisins : Qui sont les enfants gâtés du capitalisme dit responsable?