Les visages de l’alimentation – E3

Mangera bien qui mangera le dernier

Manger pour vivre, manger pour grandir, mange ça te fera du bien, tu devrais manger plus, tu devrais manger moins, tu devrais manger mieux, c’est de la nourriture, pas de l’amour, j’ai trop mangé, j’ai encore faim, y a rien à manger, faut faire les courses, t’as préparé le repas, il n’y aura jamais assez, ça en fait des restes, finis ton assiette, y a rien de végé, on mange quoi ? À lire ces quelques lignes, l’angoisse nous prend, et remonte jusqu’à la gorge. On s’y retrouve, on se reconnaît : ces phrases alimentent nos quotidiens respectifs. Tous les jours : manger – et trois fois dans la journée. Tous les jours, inlassablement, y penser.

Mais c’est quoi, manger ? Au-delà de l’impératif physiologique, qui pose l’alimentation comme condition de vie et de survie, quels sont les nombreux sujets soulevés par l’alimentation ? Entre cause et symptôme, “manger” est une notion au carrefour de différents domaines et enjeux, dont nous tâcherons de faire un récit.

Alimentation et résistance, un mariage sous deux formes

De la même manière que des lycéen·nes bloquent leurs établissements pour lutter contre des réformes classistes et libérales, que des ouvriers et des ouvrières bloquent leurs usines pour dénoncer et négocier leurs conditions de travail, ou que des cheminots se mettent en grève pour affirmer leurs revendications et leur mécontentement, se priver de nourriture en pleine conscience militante est un acte de résistance. Ainsi, à travers les époques et les pays, la grève de la faim a été un recours – parfois définitif – pour ne pas céder.

La grève de la faim est une mise en danger de corps souvent déjà meurtris (dans les cas de l’ouvrier ou de l’ouvrière, du prisonnier ou de la prisonnière, du militant ou de la militante). Cette mise en souffrance volontaire des corps s’exprime médicalement comme suit : « La première phase, d’habitude assez courte, se caractérise par la consommation des réserves en sucre (glycogène), réserves peu importantes et destinées à faire face à des besoins énergétiques ponctuels. – La deuxième phase correspond à la consommation des graisses (lipides) ; sa durée est très variable et dépend de la masse grasse totale : elle sera donc potentiellement longue chez les obèses, beaucoup plus courte chez les grévistes maigres au départ. – La troisième correspond, elle, à la consommation des protéines, et touche donc les tissus « nobles » de l’organisme de manière progressivement irréversible. »1 Sans surprise, chacune de ces étapes a une traduction clinique : perte de poids très rapide (entre 10 et 20 kg/mois), spasmes gastriques violents, vertiges empêchant le maintien à l’horizontale, puis, fatalement et si on pousse cette grève au bout, le coma puis la mort. Alors pourquoi, malgré ce qu’inspirent ces quelques lignes, la grève de la faim reste dans l’imaginaire collectif, liée au monde enfantin ? Ne se figure-t-on pas toustes aisément un pré-ado claquer rageusement la porte de sa chambre en s’écriant « Puissque cé comça je fé la grève de la faim ! »

C’est qu’en réalité, la production de textes traitant de la grève de la faim est à ce jour encore très faible. Cela s’expliquerait, selon le sociologue Luc Boltanski, par l’individualité impliquée dans cette forme de lutte2, en opposition à l’idéal de collectif que l’on attend des mouvements révolutionnaires, insurrectionnels, ou militants. Pourtant (et quand bien même), certains cas de grève de la faim s’inscrivent bel et bien dans une démarche de groupe et engagent, par leur violence et leur radicalité, toute la population avertie.

Ainsi, Narges Mohammadi3, militante iranienne récompensée du prix Nobel de la paix en 2023, a entamé une grève de la faim la même année, et ce depuis la cellule où elle était incarcérée depuis 2021. Militer, revendiquer, s’insurger n’est pas chose facile en prison, là où personne ni ne vous entend ni ne vous voit, et où sont rigoureusement surveillés le moindre de vos gestes. Peu de formes militantes restent à portée des personnes en prison, ainsi la grève de la faim s’impose souvent d’elle-même. Emprisonnée et de santé fragile, Narges Mohammadi y a donc eu recours en novembre 2023, face au refus de son transfert à l’hôpital tant qu’elle ne se couvrait pas la tête. Rapidement rejointe par des co-détenues (34), ces individues ont fait corps, pour lutter contre l’insuffisance et la médiocrité des soins médicaux auxquels ces femmes ont accès en prison – et en solidarité évidente avec le cas précis de Narges et l’urgence que représentait son transfert à l’hôpital.

Narjes Mohammadi, © SERGEI GAPON / ANADOLU / Anadolu via AFP

Ce n’est pas un mouvement isolé : plus de 100 ans plus tôt, en Angleterre, des militantes prisonnières, féministes et radicales issues du mouvement des suffragistes avaient entamé des grèves de la faim : j’ai nommé les suffragettes. En 1909, Marion Wallace Dunlop4, retenue prisonnière et réclamant d’être reconnue comme prisonnière politique, entame la première grève de la faim. Cette dernière dura 91 jours, suite à quoi les autorités la remirent en liberté, “craignant” pour la vie de la militante. Comme une traînée de poudre, d’autres prisonnières se sont alors saisies de cette forme de lutte. Les autorités, dont les prétendues craintes pour la vie des incarcérées a visiblement des limites, ont alors mis en place le gavage forcé. Ce gavage, sous l’argument officiel “pour sauver la vie sacrée de ces femmes”, a des sales odeurs de domestication des corps, de contrôle sur la vie, de biopolitique, de pénétrations forcées (intubations nasales et anales parfois) et de cassage de grève. Le témoignage de Frances Parker, victime de ce viol alimentaire5, est bouleversant : «Jeudi matin, 16 juillet… les trois guerriers sont de nouveau apparus. L’une d’elles a dit que si je ne résistais pas, elle renverrait les autres et ferait ce qu’elle était venue faire aussi doucement et décemment que possible. J’ai consenti. Ce fut une autre tentative de me nourrir par le rectum, et cela a été fait d’une manière cruelle, me causant beaucoup de douleur. Elle est revenue quelque temps plus tard et a dit qu’elle avait « autre chose à faire ». J’ai pris cela pour une autre tentative de me nourrir de la même manière, mais il s’avéra que ce fut un outrage bien plus grossier et plus indécent, qui n’aurait pu avoir d’autres objectifs que la torture. S’en est suivie une douleur qui a duré plusieurs jours »6 Le gavage forcé, à la lecture de ces lignes, s’impose comme une répression, et d’une violence extrême.

Féminisme, égalité de traitement, démocratie sont parmi les sujets défendus par les grévistes de la faim. Évidemment, l’écologie en est un autre. Ainsi, le militant écologiste Thomas Brail a entamé une grève de la faim7 -et brièvement de la soif – pour dénoncer le projet (déjà en chantier) de l’autoroute A69 entre Castres et Toulouse, qui détruisait près de 400 hectares de terrains agricoles et mettait (très) à mal la biodiversité. Pour l’agriculture et contre le béton, ne plus manger était la dernière solution qui se présentait aux yeux de ce militant, l’un de ces “écureuils”8 qui occupa un arbre boulevard Saint Germain au mois d’août 2023. D’autres espaces et mouvements militants écologistes ont été largement marqués par des grèves de la faim, comme ce fût le cas du Larzac9 avec Lanza del Vasto, philosophe largement influencé par Gandhi et qui en suivit l’enseignement de la grève de la faim ; mais aussi de Notre-Dame-des-Landes, où les zadistes se mirent au jeun militant pour dénoncer les expulsions en cours (et obtinrent la suspension de celles-ci après 28 jours de grève de la faim, ce qui signa leur première victoire).

L’idée n’est pas de faire le tour des exemples, qui sont nombreux, mais de ne pas nous priver de leur analyse. Pour ce qui est des personnes à l’initiative de ces grèves, nous ne reviendrons pas dessus : il s’agit de militant.es soit pacifistes (comme ce fût le cas de Gandhi) soit privé.es de tout autre choix. On a tendance à estimer que la grève de la faim est particulièrement marquée par la douleur, et ce grâce à des comptes-rendus médicaux et scientifiques. Pourtant, à des échelles différentes, l’intégralité des mouvements sociaux, de grèves, d’occupations, est marquée par la violence et par les risques courus, physiques et psychologiques, mortels parfois. Ce n’est donc pas uniquement parce qu’elle met en souffrance que la grève de la faim gêne, c’est parce qu’elle semble inhumaine : elle relève du suicide. Et dans les sociétés occidentales contemporaines, qui demeurent imprégnées de morale chrétienne, le suicide est un pêché, et à ce titre est tabou. Le suicide militant n’échappe pas à cette règle : c’est un état qui dérange parce qu’il est sacrificiel, et qu’on ne saurait, semble-t-il, se résoudre à être nos propres bourreaux.

L’autoréduction, la justice alimentaire à tous les carrefours

La grève de la faim n’est pas reine seule en matière d’action politique alimentaire et, sur le trône, l’autoréduction lui tient chaudement compagnie. Cette pratique militante consiste à se rendre, en groupe organisé, dans un supermarché, de remplir sacs et caddies, et de sortir sans payer. Un bon gros vol, ou plus exactement, une bonne grosse redistribution, accompagnée de nombreux éléments politiques, militants et intellectuels. Tant et si bien d’ailleurs que c’est parfois avec l’accord même des directeurs ou gérants des supermarchés que se mène l’action d’autoréduction. Non par bienveillance, ni même par acquis de conscience, mais bien par intérêt économique. L’autoréduction concerne, historiquement et supposément, les produits “de première nécessité”, dont une définition exacte peine à être formulée, et qui devraient être au pire accessibles de manière égalitaire, au mieux gratuits (par exemple : les tampons et autres protections hygiéniques). Plusieurs collectifs appellent régulièrement à des actions d’autoréduction, qui prennent généralement des allures de fête (notamment par souci de ne pas se mettre à dos la clientèle venue faire ses courses). En pratique, les actions d’autoréduction respectent différentes étapes, établies en concertation : il s’agit d’entrer dans le magasin, de remplir les caddies, de discuter avec les clients et clientes pour les sensibiliser aux raisons de l’autoréduction, puis de passer aux caisses et de refuser de payer, bloquant ainsi les client·es et, à force de temps, faisant perdre des sommes astronomiques aux géants de la grande distribution. Aussi, la direction doit rapidement entrer en négociation avec les activistes : refuser de laisser passer les militant.es revient à perdre des dizaines de milliers d’euros dans la journée ; les laisser passer rapidement les protège de cette perte. Une fois dehors, caddies chargés, les autoréducteur·ices peuvent aller redistribuer dans les quartiers populaires ou à des personnes précaires ce qu’ils et elles ont réussi à exhorter au magasin. Inutile de signaler que ça ne se passe pas toujours comme prévu. Voici un exemple frais, et qui remonte au confinement, en 2021, où de nombreux appels à l’autoréduction avaient été envoyés. Carrefour continuait de s’en mettre plein les poches alors que le reste du pays était, sinon à l’arrêt, du moins au ralenti, et les bénéfices qu’engrangeaient l’entreprise creusaient un fossé toujours plus profond avec les personnes précaires. Si le confinement a été bénéfique à Carrefour, augmentant drastiquement le bénéfice de l’année du requin de la grande distribution, les plus pauvres, les plus exposé·es, ont quant à elleux sacrément trinqué. C’est pour exprimer cette injustice que des actions d’autoréduction ont été lancées au mois de janvier 2021, et après maintes négociation le directeur du Carrefour en question a laissé sortir les activistes, les sacs remplis de denrées “de première nécessité”… Décidant après coup de finalement porter plainte. Deux personnes ont été arrêtées et sommées de verser 38 000 euros à l’enseigne, sur les 62 identifiées par la police. S’en est suivie la campagne militaire #CarrefourRetireTaPlainte.

Autre exemple d’autoréduction, les étudiant.es en situation de précarité alimentaire ont choisi, en 2021 toujours, de se servir. Souvenez-vous les dizaines de secondes qui étaient consacrées à ces étudiant.es qui faisaient la queue lors de distribution alimentaires (cf : Épisode 1, la précarité réincarnée )au cours des JT de 19h qui frôlaient l’obscénité. Ces jeunes, à plusieurs dizaines, sont parti·es piller un magasin pour redistribuer à leurs camarades directement dans la file d’attente. Une action qui poussa, quelques mois plus tard, un collectif pour la sécurité sociale de l’alimentation, à réitérer la pratique militante10 – symbolique certes, profondément inoffensive, non-violente, mais qui a le mérite de parler d’elle-même.

Pour conclure cet épisode, l’alimentation peut devenir un moyen de pression politique. Que ce soit sous la forme d’une grève de la faim ou de l’autoréduction, l’alimentation s’impose comme une résistance.

..et le boycott, dans tout ça ?

1https://www.maisonmedicale.org/que-se-passe-t-il-lors-d-une-greve2266/

2« La dénonciation », Luc Boltanski

3https://fr.wikipedia.org/wiki/Narges_Mohammadi

4https://fr.wikipedia.org/wiki/Marion_Wallace_Dunlop

5https://fr.wikipedia.org/wiki/Gr%C3%A8ves_de_la_faim_des_suffragettes_du_Women%27s_Social_and_Political_Union

6 (en) Jane Purvis, « The Prison Experiences of the Suffragettes », Women’s History Review,‎ 1995

7https://www.facebook.com/LeGNSA/videos/261640400147048/

8Nom donné par les et aux miltants et militantes de la ZAD contre l’A69

9Contre l’extension d’un camp militaire, une lutte qui dura de 1971 à 1981.

10https://paris-luttes.info/pour-un-droit-a-l-alimentation-15182#nb8

Partager

À votre tour, contribuez à écrire notre histoire collective !

Envoyez-nous vos textes, vos articles, partagez vos points de vue sur les sujets qui vous animent !

Articles liés