Peut-on nourrir 71 millions d’habitants en 2050 avec les terres de France métropolitaine? Et ce, tout en améliorant la fertilité des sols, la qualité des eaux, la biodiversité et le climat – et en produisant matériaux et énergie ? Le bureau d’études Solagro montre que le défi peut être relevé. Condition : s’engager dans la transition… dans nos assiettes.
Les fèves, c’est sexy. Ou du moins ça le deviendra, si on veut nourrir 71 millions de Français -8 millions de plus qu’aujourd’hui – en 2050, de façon soutenable. C’est-à-dire sans nuire à l’environnement et la santé. Car le scénario de Solagro, un bureau d’études associatif, fonctionne uniquement si l’on change le contenu de notre assiette. En quantité, mais aussi en qualité. «Le Français moyen mange trop de calories globalement, ainsi que trop de protéines et trop de sucres simples», affirme Philippe Pointereau, directeur du pôle agro-environnement de Solagro, lors du festival de la transition de Cluny en mai dernier. Par « trop », entendez « trop par rapport à nos besoins».
Transition culinaire
Au cœur du scénario Afterres:les protéines, ces molécules indispensables à la fabrication de nos muscles (entre autres). Aujourd’hui, les deux tiers des protéines que nous utilisons viennent des animaux (viande, poisson, produits laitiers), le reste étant d’origine végétale. Dans le scénario Afterres 2050, c’est l’inverse : deux tiers des protéines devront venir des végétaux et le tiers restant, de l’élevage. Principal obstacle à ce virage à 180 degrés : nos habitudes gastronomiques. Entrez dans n’importe quelle brasserie parisienne et vous verrez que pas un seul plat principal n’est végétarien. Or, l’élevage et la culture de plantes nourrissant les animaux occupent 82% ( !) de notre surface agricole utile, selon Solagro. Dont seulement 38% de prairies permanentes : la grande majorité de nos élevages, c’est de l’intensif élevé en batterie. Problème : l’élevage est coûteux. En termes d’énergie d’abord : il faut entre 2 et 10 kcal de céréales pour produire 1 kcal de viande. Autant de calories, donc de surfaces cultivées, qui pourraient nourrir directement des humains au lieu d’animaux d’élevage. En termes de pollution aussi: l’élevage est responsable de 18% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, d’après l’organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). D’où l’idée, pour Solagro, de manger moins de produits animaux et davantage de légumineuses pour nous sustenter en protéines. Compliqué, avec notre culture française de la bonne « chair ». «Une transition culinaire est fondamentale», d’après Philippe Pointereau, qui souligne qu’ «il vaut mieux changer de comportement par le désir, le rêve, plutôt que sous la contrainte». En gros, il va falloir apprendre à les rendre appétissantes, ces lentilles. Et pas dans le petit-salé.
Autre condition de réussite d’Afterres 2050, à laquelle le consommateur peut contribuer: réduire le gaspillage de nourriture. Aujourd’hui, on a 30% de pertes entre le champ et l’assiette. Comment ? Par exemple, en ne s’achetant que ce dont on a besoin, et non des aliments au coup de cœur qui finiront par moisir dans le frigo. Cela demande de l’organisation, mais établir ses menus pour la semaine et acheter exactement les quantités nécessaires est efficace. Quant aux épluchures et coquilles d’œuf, on les met au compost.
4 millions d’hectares disponibles
Sans surprise, l’agriculture biologique est un bon moyen d’utiliser les terres de manière soutenable, selon les auteurs d’Afterres. Dans leur scénario, la bio occupe la moitié des surfaces agricoles métropolitaines en 2050. Le reste est en production intégrée – c’est-à-dire, si l’on reprend la définition des auteurs, une agriculture qui « reprend les fondamentaux de [la bio] (rotations longues, légumineuses) en s’autorisant l’utilisation d’azote minéral et en cas d’urgence, un recours contrôlé à des traitements pesticides». Des chiffres réalistes, au vu de l’objectif français établi dans le Grenelle de l’environnement, qui vise les 20% de SAU en bio en 2020. Entre autres bénéfices : plus grande diversité des plantes cultivées, favorisant la résilience des agrosystèmes en cas de perturbation (inondations, sécheresses) ; beaucoup moins de pollutions d’origine fossile (intrants, carburants) ; des sols vivants (lutte contre l’érosion, meilleure gestion de l’eau, apport d’azote, puits de carbone…) ; préservation de la biodiversité sauvage (dont les insectes pollinisateurs) et création de corridors pour la faune et la flore.
Dans le scénario Afterres, la France diminue de moitié ses émissions de gaz à effet de serre en 2050. Idem pour l’usage des pesticides. Le bon état écologique des masses d’eau, exigé par la directive cadre européenne sur l’eau, est atteint. Les terres s’artificialisent deux fois moins vite qu’aujourd’hui (30 000 hectares par an au lieu de 60 000). Cerise sur le gâteau, il reste 4 millions d’hectares disponibles. Qu’en fait-on ? L’équipe de Solagro pense, d’une part, à des prairies naturelles consacrées à l’élevage et à la méthanisation ; d’autre part, à des usages non alimentaires, tels que la production de matériaux, de matières, d’énergie. Aussi, sur ces 4 millions d’hectares, la moitié pourraient être boisées, destinées à l’exportation ou à l’extensification du système agricole, ou encore consacrées à des espaces naturels.
Consommation raisonnée et végétalisée, lutte contre le gaspillage, agriculture bio, production de biogaz, de papier, de bois, préservation de la nature et des services écosystémiques… Afterrres 2050 montre que la France peut utiliser ses terres de manière soutenable. Reste à aborder le côté social, en particulier le nombre d’emplois potentiellement créés avec ce scénario : c’est ce qu’a fait Négawatt avec l’énergie. Quant aux citoyens, ils sont invités à utiliser ce travail pour débattre de la question: que veut-on faire de nos terres à moyen et long terme ? Un choix de société.