Fondé par Pierre Rabhi, Michel Valentin et Isabelle Peloux en 2005, les Amanins sont une association de pédagogie, d’accueil et d’agriculture bio. Ce modèle d’autogestion réussit à concilier compétences agronomiques, éducatives et économiques pour arriver à une quasi autonomie.
Mars 2012, à La Roche-sur-Grâne (Drôme). Une heure de voiture à partir de Valence. Au cœur de la garrigue, entourée de forêts, de prés et de champs, une ferme en bio vit épaule contre épaule avec une école et un centre d’accueil pour le grand public. Plus qu’un lieu de paix et de retour à la nature, le centre agroécologique des Amanins est un projet qui a quasiment atteint son but : l’autonomie alimentaire, énergétique et financière.
A table, repas de saison: salade de lentilles aux blettes et poireaux, omelette aux champignons entourée de patates et carottes, pain et part de quatre-quarts. Tout est produit sur place, tout est bio. Ancienne bergerie retapée, la salle à manger est construite avec des matériaux locaux et isolants : bois, terre, briques et paille d’ici. Contre le mur, un poêle à bois chauffe doucement. «Nous sommes autonomes en chauffage, grâce à des panneaux solaires, une chaudière à bois déchiqueté et une autre à bois bûche, des circuits d’eau chaude dans les murs…», résume Dominique, le seul résident à l’année aux Amanins et dans le coup depuis le début. Le bois de chauffage vient d’un groupement d’agriculteurs de la Drôme. L’électricité du lieu est achetée chez Enercoop. «On avait une éolienne, mais elle s’est brisée à cause du mistral, on est en procès avec le fournisseur», explique Dominique. Une nouvelle éolienne et une batterie solaire devraient être installées bientôt. Un parent d’élève aide à servir les plats aux 33 enfants scolarisés ici. Nous buvons après le repas un mélange mystérieux de plantes cueillies sur la ferme. Moulée par des mains enfantines, une tête de Gandhi en terre, de la taille d’un ballon de basket, accueille avec bienveillance les visiteurs dans la salle à manger. Ici, tout paraît simple.
Une ferme bio non certifiée
«Nous sommes à 80% d’autonomie alimentaire», annonce Dominique. Sucre, sel, beurre, huiles sont achetés à l’extérieur. Le reste est produit sur les 20 hectares de terres cultivées. La ferme nourrit non seulement les 33 enfants de l’école, mais aussi les 10 salariés agriculteurs, les deux volontaires en service civique, les 2 woofers ainsi que les quidams (petits ou grands) qui viennent se ressourcer quelques jours sur ce lieu de 55 hectares. En tout, une soixantaine de personnes peuvent se nourrir de l’agriculture et de l’élevage pratiqué sur place. Un autoclave sert à mettre les légumes en conserves.
Céréales (blé, blé dur pour faire des pâtes, orge, avoine, seigle, sarrasin pour la farine), légumineuses (lentilles, pois chiches), herbes aromatiques et maraîchage local sont pratiqués intensivement. La bio pratiquée ici, non certifiée, emprunte à la biodynamie. Sur le plan des semences, la ferme est quasiment autonome. «On en a acheté au début à Kokopelli et à des voisins, et on ressème les graines récoltées», décrit Dominique. Il y a aussi des pommiers, fraisiers, framboisiers, groseilliers, poiriers, pêchers. Environ 6 kilomètres de haies arborées et arbustives ont été plantées avec des étudiants du centre forestier agricole de Montélimar. La pollinisation est plus compliquée : l’association avait deux ruches, mais toutes les abeilles sont mortes, «peut-être à cause de notre forte exposition au vent». Du coup, un apiculteur vient avec ses ruches pour que ses abeilles pollinisent les fleurs des Amanins. Le domaine comprend aussi un petit bois, des parcours pour les animaux… et est aussi un refuge pour la biodiversité, selon la charte de la ligue de protection des oiseaux (LPO).
En descendant dans la bergerie, «totalement autoconstruite avec les matériaux locaux», on tombe sur trente-deux brebis Lacone et quinze chèvres Rove. «Des races rustiques», estime Houari, qui travaille à la bergerie. Collés à elles, les petits pointent vers nous leur museau curieux. Les animaux se nourrissent d’orge aplatie, de sainfoin, de foin et de luzerne. Ce sont eux -ou plutôt elles – qui fourniront les «60 à 70 litres de lait par jour, en pic de lactation», nous dit Houari. Tommes, yaourts, «petits rochois» (des reblochons de brebis) et lactiques seront ensuite fabriqués artisanalement. Sur place, évidemment ! Le beurre ? «On pense à élever une vache jersiaise», sourit Houari. Si une partie des petites femelles sont gardées à la ferme pour renouveler le cheptel, les chevreaux et agneaux mâles seront quant à eux élevés jusqu’à peser entre 25 et 30kg, puis vendus à un abattoir de Crest, où seront également vendus un cinquième de la production laitière. Le reste est mangé aux Amanins. Dont les axes sont, après la production agricole, l’éducation et l’accueil.
Education à la paix
Les Amanins ont été bâtis sur une ancienne ferme, près de laquelle passait autrefois une route reliant Montélimar à Crest. Certains bâtiments témoignent de cette histoire, comme la salle à manger, sur les murs de laquelle on aperçoit encore les pierres de l’ancienne bergerie. Ou encore la salle de conférences, qui est l’ancienne grange à foin, totalement refaite en bois locaux (mélèze, cèdre, douglas), en paille, en terre et en briques crues. La majorité des autres constructions ont été entièrement conçus pour le projet. En particulier l’école des Colibris, qui a ouvert ses portes à la rentrée scolaire de 2006.
Les enfants sont assis par terre, en cercle. Leurs voix flûtées se chevauchent. Parmi eux, on distingue une des deux volontaires en service civique : elle fait la médiatrice. C’est Isabelle Peloux, enseignante, qui a eu l’idée d’une école où seraient mêlées les pédagogies des écoles dites nouvelles : Freinet, Montessori, etc. Le but est de «rendre les enfants autonomes en collectivité et de nourrir le positif en eux», résume-t-elle. Accompagnée par les volontaires, elle accueille des enfants du CP au CM2. Tous les lundis matin, les enfants débattent librement, sans que les adultes interviennent. «Souvent, ils se rectifient entre eux», assure Isabelle. Le jeudi après-midi est consacré aux décisions (sur la durée de la récréation par exemple) : ensemble, ils établissent des règles de vie. Après, c’est « temps d’éducation à la paix ». Les enfants y apprennent à «cultiver le beau», dit Isabelle et à le respecter. «S’occuper d’un potager, puis manger ce qui pousse, se promener en forêt pour voir les fleurs au printemps… tout ça leur apprend à se dire que le beau, la nature, ça fait du bien», constate Isabelle.
Vivre en communauté, c’est aussi apprendre à gérer ses émotions et ses comportements. Les enfants des Colibris jouent à trouver des compliments à faire à tout le monde ; s’expriment via des thermomètres de la colère ; écrivent ce qui les tracasse sur un papier qu’ils mettent dans une boîte à soucis ; et font les clowns devant les autres, pour mimer quelqu’un de triste ou mécontent, par exemple. «Cela leur enseigne l’empathie et l’écoute», selon Isabelle. Exercices de respiration et de relaxation font partie aussi du programme…tout en respectant celui de l’Education nationale. «Les enfants qui entrent au collège n’ont pas de problèmes en cours», appuie Isabelle. En revanche, les anciens élèves qu’elle a rencontrés lui ont dit qu’ils «s’ennuyaient» en classe au collège. Pire, «ils ont constaté qu’aucun adulte ne savait gérer les conflits entre élèves. Seule la colle semble exister». La liste d’attente est longue pour entrer en tant que petit colibri aux Amanins… Dans cette école non reconnue par l’Education nationale, la scolarité coûte 100 euros par mois par enfant, cantine comprise, avec un peu d’aide en main d’œuvre demandée aux parents. Un collège y ouvrira ses portes en 2013. Le bois de construction – 160 cèdres de plus de 60 ans, venant de la forêt de Saou, à 15 km d’ici, est déjà coupé !
Aux toilettes, les hommes s’asseyent
Agroécologie, pédagogie, autonomie… le modèle économique des Amanins marche ! Mais il n’existerait pas sans la rencontre de trois âmes en quête de sens. Pierre Rabhi, vice-président de l’association des Amanins, penseur et agronome, a donné ses connaissances en agroécologie. Il a fondé l’association Terre et Humanisme, pour la transmission des savoirs agroécologiques, et est à l’origine du mouvement Colibris (distinct de l’école), qui invite à l’insurrection des consciences. Son ami Michel Valentin (photo ci-contre), président, est ancien chef d’entreprises (nombreuses). Il a mis les fonds de départ dans le projet, ainsi que ses compétences juridiques, fiscales et financières. Sa compagne, Isabelle Peloux, enseignante, a conçu le projet d’école. Trois personnalités complémentaires, réunies par une valeur commune : la bienveillance. «Pierre, c’est l’éclaireur, celui qui montre le chemin. Celui qui nous remet à l’endroit aussi, parfois», affirme Michel Valentin. «Il ne suffit pas de manger bio ou de consommer renouvelable. Il faut prendre en compte la problématique de la solidarité, de la trop forte compétition, de l’écoute des autres…».
L’association des Amanins a été créée en 2005. Puis a été fondée une société civile immobilière (SCI), propriétaire du lieu. En 2008, une société coopérative de production (Scop) a été montée, dont les parts sont surtout détenues par les salariés agricoles. La Scop paie un loyer à la SCI, dont les parts sont presque totalement détenues par l’association. Du coup, celle-ci peut rémunérer les enseignants de l’école Colibris. Tous les salariés sont payés 12 euros bruts horaires pour 35 heures par semaine. Ainsi, les Amanins sont «autonomes financièrement depuis 2011», selon Michel Valentin. Cela ne pourrait évidemment pas être le cas sans le centre d’accueil.
Les Amanins accueillent quelque 5 000 personnes par an. Stages d’agroécologie, d’auto-construction, ateliers de fabrication du pain ou du fromage, fabrication de briques de terre crue, montage de projet écologique, forums sur l’entreprenariat social… Ces activités sont proposées à tous publics, aux classes découvertes, centres aérés, entreprises, etc. Une journée coûte entre 40 et 60 euros. Dont «80% rémunère les salariés», explique Michel Valentin. Sur le chemin des logements, un enclos extérieur héberge des cochons, destinés à être mangés. A notre vue, ils galopent comme des fous et se laissent flatter le groin. Sobres, les maisons sont en terre, briques et paille. Au loin, on aperçoit des cabanes en bois et de la place pour quelques tentes. Environ 70 couchages sont disponibles pour les visiteurs des Amanins. Dans les maisons en dur, on peut allumer un poêle à bois, avec du chêne coupé sur place. Les toilettes sèches séparatives invitent les messieurs à s’asseoir. Une partie de l’urine rejoindra les trois bassins de phytoépuration, en contrebas, avec les eaux blanches et grises, avant de retourner à la nature. Les phragmites et les joncs y poussent en abondance. Un quatrième bassin, qui accueillerait des poissons, trotte dans un coin de la tête de Michel Valentin, l’entrepreneur. «J’ai pu réconcilier économie et écologie grâce aux Amanins», dit-il. Désormais, celui-ci veut «vendre toutes [ses] affaires, et investir dans des projets qui ont du sens pour [lui]». Une girouette valse à l’entrée de l’école. Fabriquée par un visiteur qui voulait refaire l’hélice qui lui avait donné envie d’être ingénieur, elle est en bois brut, fermement ancrée dans la clôture. La sobriété heureuse est en marche.
Voir le site internet des Amanins