10 septembre : sortir de l’ambiguïté

10 septembre : sortir de l’ambiguïté

Deuxième volet – après « Grève dans le monde associatif : une nécessité politique, un paradoxe démocratique »

Depuis plusieurs semaines et notamment en réaction aux annonces de François Bayrou du 15 juillet, la date du 10 septembre circule, et avec elle l’appel au blocage quasi-général. Dans notre premier article, nous posions la question de la nécessité de la grève associative et de ses paradoxes démocratiques. Nous tenterons ici d’approfondir la réflexion: que révèle concrètement une grève dans les associations ? Quels obstacles lui sont spécifiques (gouvernance, droit, organisation) ? Plus particulièrement, comment sortir de la neutralité associative, celle-là même qui se rend complice de l’austérité qui s’acharne sur les classes populaires et moyennes ?

Cet article ne sera pas la répétition d’arguments déjà soutenus, mais suivra une boussole bien précise : la participation au blocage du 10 septembre assumée en tant que choix politique cohérent avec les missions associatives et ce qu’elles comportent d’éthique, de soin, d’injonction au travail.

Ce que la grève révèle (et que l’on évite souvent de voir)

Trois réalités structurantes, peu abordées dans le débat public mais massivement partagées parmi les salarié·es des associations, expliquent « l’impossible neutralité » associative :

  • Une professionnalisation massive… sans outillage social à la hauteur. Le secteur emploie environ 1,8 million de personnes sur des métiers qualifiés (santé, social, culture, éducation populaire, sport, international) ; pourtant, plus de 80 % des associations sont des (très) petites structures, et comptent moins de 10 salarié·es Souvent, elles n’ont ni représentation du personnel ni syndicat, ce qui assèche le dialogue social au quotidien.
  • Une confusion des rôles (bénévoles employeurs / salarié·es engagé·es). Dans une association, deux facteurs viennent brouiller la frontière entre engagement militant et contrat de travail. Premièrement, la confusion des rôles : l’employeur est bénévole et occupe souvent lui-même un poste salarié en-dehors de l’association mais sur les heures de travail, ce qui déséquilibre les temps et les énergies. Le refus du secteur associatif de rentrer dans la case « entreprise » tient à ce qu’il est (doit être) militant, ce dont l’employeur-bénévole est la garantie ou plus exactement le serait si la société le permettait. Deuxièmement, la culture du don de soi, qui n’est pas propre au travail associatif mais que celui-ci exacerbe, par le biais d’un CA (Conseil d’Administration), de la société, ou par des pressions personnelles. Le résultat de ces deux constats sont des dérives du droit du travail, une disponibilité attendue « sans limites », des tensions quand la direction est bénévole et sous-outillée, et une fomo (Fear Of Missing Out) largement développée chez le personnel associatif…
  • Un salariat sous-protégé. Environ un tiers des salarié·es associatifs ne sont couvert·es par aucune convention collective (contre 8% environ dans le privé), et le secteur a servi de laboratoire de contrats précaires (stages, services civiques, CDD aidés), au prix de « plans sociaux invisibles » à chaque tour de vis budgétaire.

Les associations réalisent des missions publiques dans des conditions privées – sans les protections statutaires qui vont avec. C’est précisément ce que les grèves rendent visible.

« Considérer le monde associatif comme un monde du travail, c’est rompre avec le mythe d’un espace “hors du monde” (…). C’est aussi accepter l’idée que cet espace est interpénétré par les politiques publiques et les intérêts des entreprises du secteur marchand. (…) Son autonomie politique demeure malgré tout très fragile et largement subordonnée aux « parties prenantes » des projets mis en œuvre. » —Matthieu Hély1

Le 10 septembre : assumons notre participation !

Au regard de ce bref diagnostic, participer à la grève et au blocage du 10 septembre ne ressort pas de l’impertinence, ou de l’incohérence. Au contraire, continuer « comme si de rien n’était » reviendrait à entretenir l’illusion que la solidarité associative peut compenser indéfiniment le retrait de l’État – celui-là même qui sape précisément les conditions de la solidarité. Cette participation n’est pas un geste  partisan : elle affirme que l’accès aux droits, à la dignité et à la justice sociale (cœur des objets associatifs) requièrent un cadre politique et budgétaire compatible. Lorsque ce cadre se défait, la grève devient un acte de cohérence, pas une entorse à la mission.

Nous savons qu’un jour de fermeture peut fragiliser des personnes déjà en difficulté, a fortiori dans des associations de service à la personne, de solidarité directe, de soutien. C’est l’une des raisons pour lesquelles les membres associatifs ont tendance à ne pas se sentir légitimes face à la grève, et c’est précisément pour cette raison que la grève associative a une force démonstrative importante. Si un seul jour d’arrêt met autant de vies en tension (encore une fois, nous faisons ici référence à des associations de servie à la personne, de prise en charge d’enfants, de maraudes…), c’est la preuve que les associations sont devenues des béquilles indispensables d’un État défaillant – et que cette situation n’est ni soutenable, ni juste.

Politiser la solidarité sans la dénaturer

La sociologie des associations l’a montré : le passage de la subvention à la commande publique a fait des structures 1901 des opérateurs sous indicateurs, tout en maintenant un imaginaire de désintéressement qui rend les conflits « impropres ». Résultat : un secteur central pour la cohésion sociale mais faiblement outillé pour défendre ses propres conditions d’existence. La grève associative, surtout le 10 septembre, est l’occasion de retisser des alliances : syndicats, collectifs d’usager·ères, réseaux inter-assos, campus, tiers-lieux. Elle déplace le débat  de la seule paie (légitime) à la capacité de la société à « prendre soin », durablement et dignement. Elle n’est ni une faute, ni une fuite : c’est un rappel à la réalité. Si nous voulons continuer à effectuer notre travail – et à le faire bien – il faut un cadre politique et budgétaire qui ne s’appuie pas sur notre dévotion mais qui reconnaît notre travail.

Il s’agit aussi de rappeler qu’une grève ne concerne pas uniquement celle ou celui qui la fait : elle est la libération d’un temps donné. Nicolas Framont, dans le magazine Frustration, a publié un article en date du 24 août et à propos du 10 septembre. Il y rappelle brièvement les conditions d’exercice d’une grève et l’implication médiocre, voire minable, des syndicats. Surtout, il évoque les secteurs qui ne représentent pas directement une « force de production », à savoir les chômeur·euses, les étudiant·es, les membres du secteurs associatif, les indépendant·es. Dans leurs cas précis, une grève peut sembler inefficace, puisqu’elle n’engage pas un rapport de force directement lié à la production, distribution, consommation capitalistes. Ainsi, pour celles et ceux qui « estiment qu’une grève n’aurait aucun impact« 2, le blocage est la solution. La grève est un temps mis au service de la lutte, un endroit d’expression de la solidarité et du soutien, dont le blocage est l’une des représentations.

Si le ralentissement du secteur dans lequel nous exerçons ne perturbe pas l’ordre capitaliste, bloquons-en un autre.

Pourquoi nous ?

Bio Consom’acteurs affirme son soutien à la grève et au blocage du 10 septembre, non seulement pour les raisons préalablement établies, mais parce que c’est la suite logique des alarmes, des pétitions, des mobilisations, de l’appel de Lorient et de la pétition contre la Loi Duplomb. L’austérité est une notion suffisamment vaste, précise en sa structure mais large en ses objets, pour que chacun·e s’y retrouve. Exceptés les 7,4 % des plus riches en France, l’austérité est un mal commun. Bio Consom’acteurs a toujours appelé à la mobilisation citoyenne, à agir politiquement sous des formes variées, des pétitions aux manifestations. Le 10 septembre est une occasion de nous retrouver, ensemble, citoyen·nes, militant·es, professionnel·les pour participer à l’inversion du rapport de force, et pour « une société qui protège, qui soigne, qui éduque. Pour la dignité, l’égalité, la justice. Pas demain. Maintenant ». Tels sont les mots employés par le collectif sans visage à l’initiative du 10 septembre. Ce pourraient être nos mots, et ce sont assurément nos combats.

Les petites victoires, jetées en silence à la gueule des collectifs militants ne nous rassasient pas. La loi Duplomb a été amputée de l’un de ses articles mais le reste est intouché. Les gazaoui.es continuent de mourir de faim, les riches demeurent intaxés, et prennent l’avion à tout-va, les collines et les villes brûlent chaque été, et chaque été nous battons des records de chaleur. Des plages sont fermées pour pollution, des lacs interdits à la baignade. A la rentrée, les professeur.es retrouveront des classes de 30 à 37 élèves, dans les conditions que nous connaissons par cœur, sous prétexte de métier-passion et de mépris gouvernemental. La SNCF continuera sa privatisation, l’ouverture de ses rails à la concurrence internationale, entraînant l’augmentation des prix et la dépendance mondiale. La Culture, pour ainsi dire déshéritée, laissera sur le bas côté celles et ceux qui ont étudié en son nom. L’armée et l’Intérieur, engraissés, pourront la remplacer pour une culture de la répression et de la surveillance. Le budget associatif continuera de diminuer, les subventions d’être divisées. Elle est là, l’austérité, et partout ailleurs.

1 Matthieu Hély, Yves Lochard, Arnaud Trenta & Nadège Vezinat, « Quelle professionnalisation pour le monde associatif ?. Entretien avec Matthieu Hély », La Vie des idées , 25 novembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quelle-professionnalisation-pour

2 N. Framont, « Le 10 septembre, on fait quoi ? », https://frustrationmagazine.fr/10-septembre

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