Grève dans le monde associatif …

Grève dans le monde associatif : nécessité politique et paradoxe démocratique

Le mot « grève » n’est pas celui qu’on associe spontanément au monde associatif. C’est un secteur majoritairement perçu comme un lieu de bénévolat, de don de soi, d’engagement volontaire et désintéressé. Pourtant, depuis plusieurs années, des mouvements de grève émergent dans des associations. Plus récemment encore, dans un contexte de coupes budgétaires sans précédent, l’idée d’une grève propre au monde associatif fait son chemin et s’impose comme l’ultime levier de résistance. Peut-on faire grève dans une association ? Doit-on la faire ? Et à quel prix ?

Un champ de plus en plus conflictuel

Contrairement à l’image pacifiée et pacifique qui entoure d’ordinaire les associations – lieux de démocratie, espaces de dialogue et d’émancipation – la réalité est bien plus complexe. Depuis les grèves des salarié·es d’Emmaüs ou du Samu social dans les années 2010 (lesquel.les réclamaient une revalorisation des salaires, la pérennisation des emplois, l’amélioration des conditions de travail) les conflits liés aux modalités du travail dans les associations se sont multipliés. Les prud’hommes saisissent régulièrement des dossiers dénonçant des conditions de travail précaires, des abus de pouvoir ou des licenciements abusifs. Cette conflictualité n’est pas un accident de parcours, mais bien le symptôme d’une transformation profonde et systémique du monde associatif, comme en témoigne la création du syndicat ASSO en 2010 (affilié à l’Union syndicale Solidaires) dédié à la défense des droits des travailleurs·euses du monde associatif.

Professionnalisées, contractualisées, dépendantes de financements publics et tenues à des logiques de résultats (selon le modèle économique « d’appel à projets » désormais dominant), les associations ne sont plus « hors du monde », pour reprendre les mots du sociologue Matthieu Hély1. Elles sont pleinement traversées par les tensions sociales de notre temps, jusqu’à parfois en incarner les contradictions les plus violentes : accompagner et défendre des publics parfois très vulnérables, tout en reproduisant au sein de leurs structures des formes d’exploitation salariale, comme l’illustre le cas spécifique d’Emmaus.

Une utopie fragilisée

Les récentes annonces du Projet de Loi de Finances 20252 ont agi comme un révélateur : cette casse méthodique du tissu associatif illustre ce que Pierre Bourdieu décrivait déjà en 1998 comme « une exploitation sans limite dont une des clés est la destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique de marché pur »3. Les coupes dans les subventions incarnent cette logique de marché appliquée aux solidarités, à l’écologie, à la culture, à l’éducation populaire… L’argument avancé ? Les associations seraient dépassées, inefficaces, politisées, vivant d’un argent public désormais jugé suspect. Les start-up à impact et les entreprises à mission sont appelées à prendre le relais.

Ce mouvement n’est pas seulement une réorientation budgétaire : c’est une réécriture idéologique du rôle social des associations. Celles-ci ne seraient plus des actrices de la démocratie, mais des prestataires comme d’autres entreprises privées, jugées à l’aune de leur rentabilité et de leur adaptation au marché économique.

Faire grève : visibilité, légitimité et dilemmes

Dans ce contexte, la grève dans le secteur associatif réaffirme un caractère politique inhérent. Elle signifie non seulement que les salarié·es et les militant·es ne veulent plus porter seuls·es le poids d’une organisation sociale inefficace à bout de souffle, mais également que le monde associatif n’acceptera pas en silence d’être sacrifié sur l’autel de l’austérité.

Mais cette grève, si elle a lieu, soulève plusieurs problématiques complexes. D’abord, sa visibilité : contrairement à une grève dans les transports ou l’éducation nationale, une grève associative est peu médiatisée car peu spectaculaire. Le risque qu’elle passe inaperçue est grand car elle affecterait en premier lieu (et peut-être uniquement) des populations en situation de vulnérabilité (économique, sociale, …) auxquelles les médias dominants s’intéressent peu, voire pas. Ensuite, sa légitimité : comment justifier l’arrêt d’activités souvent vitales pour ces publics vulnérables, des bénéficiaires en situation de précarité ?

C’est là tout le paradoxe politique : parce qu’elles sont essentielles à l’accompagnement des personnes vulnérables et au renforcement des liens sociaux, les associations ont du mal à se retirer. Parce qu’elles sont invisibles, elles ont du mal à peser dans un rapport de force politique désavantageux. Et pourtant, c’est précisément cette impasse qui rend la grève nécessaire : non comme un caprice ou un luxe, mais comme un signal d’alarme éthique et politique.

Une grève sans moyen de pression ?

Une difficulté fondamentale demeure : la grève, historiquement, est une arme économique. Elle agit en bloquant une chaîne de production, en créant une tension sur le capital. Or, dans le monde associatif, il n’y a pas – ou peu – de capital à bloquer. Les associations produisent des services, des liens, du soin, du soutien. Elles ne ralentissent pas une production matérielle, ne font pas perdre d’argent à un patron ou un actionnaire. C’est là un problème de cohérence stratégique : la grève associative, en s’arrêtant, n’altère pas une logique marchande. Elle interrompt un soutien, une aide, et c’est précisément ce qui la rend difficile à mener. Car l’impact, bien que réel, n’est ni mesurable économiquement ni spectaculaire médiatiquement. Cela contribue à son invisibilisation et renforce le sentiment de parler dans le vide.

La grève comme expression démocratique

Le monde associatif, s’il veut rester un acteur démocratique, doit affirmer une conflictualité dont la grève serait tout à la fois l’expression et la forme. Plutôt que de l’envisager comme un geste contre les usager·ères ou à leurs dépens elle peut être pensée comme un geste avec elles·eux. Une manière de déclarer que nous aussi, nous sommes attaqué·es ; et ainsi nous aussi nous devons nous défendre.

Une parole qui doit émerger

Le silence ne protège pas : il isole et il enterre. Ce que révèle la montée des mobilisations internes au monde associatif c’est une volonté de rompre avec l’image sacrificielle, docile, soumise que l’on projette souvent sur celles et ceux qui y travaillent ou y militent. À l’heure où l’extrême droite prospère sur les ruines de l’action publique, où la solidarité est dépolitisée pour être privatisée, il est urgent que le monde associatif retrouve une parole. Une parole collective, critique, mais surtout offensive. Une parole qui fait parfois la grève. Non pour fuir ses responsabilités, mais pour les redéfinir et les revendiquer ensemble.

1 Hély, M. (2009). Les métamorphoses du monde associatif. Presses Universitaires de France.

2 Article à lire sur le site du Mouvement Associatif Haut-de-France: https://lmahdf.org/projet-de-loi-de-finances-2025-des-annonces-alarmantes-pour-la-vie-associative/

3 Article archivé du Monde Diplomatique « L’essence du néolibéralisme », écrit par Pierre Bourdieu en mars 1998. A consulter sur : https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609

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